[Répartition] Demande d'emploi : Maître forestier

Ils étaient là, partout, ils l'entouraient. L'homme, de ses sens ultra-aiguisés, sentait leur présence maligne, à l'affût. Ils planaient en nuage frileux, glissaient le long d'un mur, frôlaient le bureau, dévoraient les tapisseries, multiples et indivisibles. Leur danse invisible et sémillante l'emplissait d'un effroi sans fin; ils étaient là, affamés, leurs yeux globuleux et oranges fixés sur lui, leur victime, leur proie. Il était aisé, ô combien aisé d'imaginer leurs corps velus, collants et putrides salir l'intégrité de son dossier d'acajou, se frotter aux papiers précieusement classés; de savoir que, par cruauté, ils salivaient en ce moment même sur le sol maculé, ricanaient en un tourbillon de poussière infime et impossible à suivre.. Oui, tout était du domaine de l'hypothétique: rien dans le bureau calme de l'Intendant ne laissait présager ce combat sinistre comtre un machiavélique ennemi. Rien. N'étaient les certitudes.. et, au risque d'être pris pour un aliéné, Jehan savaient qu'ils étaient là. Partout. Par milliards.

Les microbes.

Et là, quelqu'un va m'objecter que Gwendalavir est un monde moyennâgeux et que si on le calque sur notre propre douzième siècle, l'expérience de la propreté ne devait même pas leur avoir permis de découvrir les bienfaits du décrassage à l'eau. Ah, petit malin, je vous réponds sans hésiter: de quoi j'me mêle ? voyons, les alaviriens ont eu la bonne idée de se munir du Dessin, du rêve, d'une science presque plus avancée que dans notre vingt-et-unième siècle, les technologies et chewings-gums mis à part. C'est un monde utopique et érudit, voyons, bien pratique pour contrer les sceptiques et autres adeptes du réalisme dans votre genre. Et vous voudriez me faire croire qu'un intellectuel tel que Sir Hil' Jildwin pourrait ne pas connaître la charmante existence des bactéries ? Allons bon, voilà qui manque de crédibilité, tss. Fin de la digression, reprenons.
Les microbes n'avaient jamais dérangé Jehan auparavant. Ils pouvaient bien grouiller si ça les occupait, un être invisible de beaucoup moins d'un millimètre ne cause de tort à personne. En ce temps-là, notre homme ne craignait qu'une chose: que Valen lui tombe sur la tête. Puis récemment, il était tombé gravement malade, victime d'une infection aussi rare qu'impardonnable et en avait réchappé de justesse (comprenez: le rhume). Il en toussait encore un peu. Depuis, à chaque pas qu'il faisait, d'étranges êtres à fourrure poisseuse et aux yeux démesurément oranges se frayaient sournoisement un chemin dans ses pas dès qu'il respirait, sisi, regardez mieux.. Cette phobie commençait sérieusement à l'empêcher de travailler, car c'était dans son bureau qu'ils l'avaient attaqué la première fois et l'attendaient désormais, décidés à en découdre. Fin de la seconde digression, reprenons.

Cette fois, c'en était trop; voilà une demi-heure qu'assis sur son bureau, il s'efforçait de lire et d'empêcher ses dents de claquer pour ne pas les conforter dans leur sentiment de puissance. Au bord de la crise de nerfs, l'Intendant prit sur lui pour ne pas devenir fou et traversa vivement la pièce, un dossier de feuilles surtout blanches sous le bras, pour s'occuper et parce qu'on ne sait jamais, et ouvrit tout aussi vivement la porte. Qui rencontra une résistance inattendue suivie d'une exclamation plutôt surprise. Tiens ? Il y avait quelqu'un juste derrière ? Oubliant un instant ses monstres, le brun s'avança vers le visiteur pour s'enquérir de l'état de son nez, quand..

- Navré, comment allez-v.. AAAAAAAAAAAAH ! Veu.. veuillez m'excuser..

Les pupilles du jeune homme avaient une teinte orangée ! Le.. le Dieu des microb.. daa, stop. Encore choqué, Jehan essaya de se composer rapidement une mine sereine, Duncan même s'étant moqué de ses dernières inhibitions. La scène était plutôt loufoque: un grand garçon roux tenant à pleines mains son nez sanguinolent face à son futur supérieur pressant tout aussi fermement la supposée région du coeur.

- La p.. porte ? Je.. Hrm. Bonjour, je suis Jehan Hil'Jildwin, l'Intendant. Auriez vous besoin de.. passer à l'infirmerie ?

Dans l'attente d'une réponse, l'homme ajouta tout de même:

- Mais entrez, entrez, nous serons plus à l'aise pour discuter de vos motivations, exigences.. et de se tourner machinalement vers son bureau avant de se ressaisir et d'en fermer la porte.

Direction l'antre de Merwyn, puisqu'il n'était jamais là. Faisant signe à Nolan de le suivre, l'Intendant referma bientôt la lourde porte (d'où heureusement avait été retirée l'inscription « bureau du directeur ») derrière eux puis invita le futur maître forestier à s'asseoir.

- Bien.. je vous écoute.

L'homme qui apparut devant lui poussa un grand cri:

- Navré, comment allez-v.. AAAAAAAAAAAAH ! Veu.. veuillez m'excuser..

Nolan ouvrit de grand yeux, interloqué par cette étrange réaction. Son interlocuteur le fixait, comme s'il avait devant lui un petit bonhomme vert venant d'on ne sait quelle planète! Peut-être était-ce le sang qui le mettait dans un tel état? Il est vrai que son nez ne cessait de saigner, et qu'à présent ses mains prenaient une teinte rouge, mais tout de même...dans une Académie de combattants, et autres, le sang ne devait pas manquer! Surtout qu'il avait appris en venant ici que l'école avait été récemment attaqué! Cette information l'inquiétait d'ailleurs, et il était content que sa soeur ne soit pas encore inscrite!

- La p.. porte ? Je.. Hrm. Bonjour, je suis Jehan Hil'Jildwin, l'Intendant. Auriez vous besoin de.. passer à l'infirmerie ?

Il le savait, mais l'entendre se présenter comme l'intendant lui faisait une drôle d'impression. L'état de choc dans lequel il l'avait mis ne lui apportait pas une image très prestigieuse! Il hocha négativement la tête, son nez finirait bien par s'arrêter, et il voulait en finir au plus vite avec l'entretien, pour retrouver la forêt, et sortir de ces affreux murs grisatres!

- Mais entrez, entrez, nous serons plus à l'aise pour discuter de vos motivations, exigences..

Il le suivit sans rien dire. Invité par son supérieur il s'assit dans un fauteuil, en face du bureau, et accepta avec joie le mouchoir qu'il lui tendait. Il le pressa avec force sur ses narines, et grogna de douleur, il sentait une drôle de bosse sur le dessus de son nez, à l'endroit où se trouve habituellement l'os lisse et droit! Il lui faudrait ensuite sûrement passer à cette fameuse infirmerie, histoire de vérifier l'ampleur des dégats...
Constatant que l'intendant le fixait toujours, même s'il semblait s'être remis de sa stupeur, Nolan prit la parole:

- Je suis venu jusqu'ici dans le but de remplir le rôle de Maitre Forestier. J'aime la forêt, j'y ai vécu pas mal de temps, en restant tout de même en contact avec la civilisation. Je connais les arbres, les plantes, les animaux, tout ce qui vit dans une forêt, et je sais m'en occuper et les soigner! Je suis d'ordinaire libre et indépendant, et j'aimais vivre seul dans ma cabane au milieu de la forêt, mais il me paraissait égoiste de rester seul ainsi avec des capacités comme les miennes, même si je ne suis ni guerrier, ni dessinateur! J'ai donc décidé de venir ici, afin de servir une cause, même si celle-ci parait bien moins importante que d'autres, comme la sécurité de notre Empire. Je suis venu également dans cette Académie, sachant que j'y retrouverais dans quelques années ma jeune soeur. Mais mon but premier est de travailler ici. C'est pourquoi je viens vous voir.

Il se tut, attendant la réponse de Jehan. Puis un détail primordiale lui vint à l'esprit, et il se hâta de l'insérer dans la conversation:

-Je...Il faut que vous sachiez que je ne supporte pas d'être enfermé dans une pièce close, comme un bureau! Si ma demande d'emploi est accepté, puisque je n'en suis pas encore sûr, je ne pourrais vivre pleinement qu'en pleine nature, dans la forêt de préférence...

Il lui semblait imposer des conditions alors qu'il n'était même pas encore accepté, mais le malaise n'était pas insupportable. Il croyait en lui, et en sa réussite. Il se savait capable de remplir toutes les taches qu'on lui demanderait, mais n'était pas sûr de vouloir y obéir. Tout dépendera de ce qu'on lui imposera. D'ailleurs il n'aimait pas verbe: imposer. Et s'il percevait un ordre plus qu'une demande dans les paroles de son supérieur, quelque chose lui disait qu'il aurait du mal à s'adapter au système...Mais pour l'instant il lui fallait terminer au plus vite cet entretien. Son nez lui faisait vraiment mal!

Etait-ce l'aura fantastique et pérenne du célébrissime et immortel Intendant Merwyn qui, même en son absence, imprégnait ces murs directoriaux au point de faire reculer, voire disparaître, les petits monstres oranges ? C'étaient désormais leurs gémissements qui emplissaient le cerveau jehanien, il les voyait reculer recroquevillés et avait du mal à retenir un rictus triomphant. Rirait bien qui rirait le dernier de ces cornichons ! Je me prends dans mes bras, je me parle tout bas :lala: Rassuré, se sentant presque Ril'Avalon lui-même maintenant que ses multitudes d'ennemis battaient lâchement en retraite, l'homme se tint le dos droit et le regard fier.. avant de réaliser que le nez de son interlocuteur continuait à faire des siennes; le jeune homme avait déjà les mains sanguinolentes. Il se vit offrir un sublime mouchoir violet à carrés verts par son supérieur étonné qu'un si petit appendice put laisser écouler tant de globules rouges. Les veines du reste du visage participaient-elles à l'hécatombe ?

Quant à ses motivations, à vrai dire, le rouquin pouvait bien avancer n'importe quoi: Sir Hil' Jildwin ne s'y connaissait pas plus en forêt qu'en chevaux ou cuisine, et comme ces deux matières à postes mise à part la dernière, il ne saisissait pas l'intérêt d'une telle profession. Encore moins l'utilité. Mais bon, règles instaurées par Merwyn, règles sacrées et on ne badine pas avec l'amour le règlement, namého. Cela tombait d'ailleurs très bien, la place de Maître forestier était libre depuis un bout de temps. D'ailleurs qui aurait voulu vivre loin des murs confortables de l'Académie avec les écureuils, grenouilles, ours, serpents, poussins, trolls et autres microbes ? Quelle idée d'aller gâcher sa folle et belle jeunesse à s'écorcher pieds et genoux contre les troncs rugueux, à récolter l'eau de pluie, à ne servir à rien au lieu de remplir une fonction honorable consistant à gratter de la paperasse administrative toute la jour.. mouai, mauvais exemple.

- Ne vous inquiétez pas pour ce dernier point, les maîtres forestiers n'ont jamais « vécu » dans un bureau. Il y a une espèce de cabane rustique, dans le parc, construite spécialement pour eux.. enfin, pour vous. Je vous avouerai que pour une raison inconnue, les deux derniers maîtres n'ont pas fait long feu. Peut-être que l'environnement ne leur convenait pas. Quoiqu'il en soit, je pense que cette maisonnette aura besoin d'être retapée, elle tombe en ruines.

L'Intendant fouilla dans un tiroir du mirifique bureau et, de sa plus belle écriture, nota sur un feuillet d'aspect officiel le nom et la nouvelle fonction du jeune homme.

- Nolan Sil'Eryan, c'est bien cela ? Seriez-vous intéressé par un club échangiste nouvellement crée et dont je suis président ? Je vous fait l'adhésion à moitié prix si vous venez avec un animal. Sinon, nous avons dans nos rangs une déprimée chronique qui serait sans doute ravie que vous veniez lui remonter le moral. Puis, sans attendre de réponse et louchant sur le morceau de tissu gorgé d'écarlate, Je ne vous retiens pas plus longtemps. L'infirmerie se trouve au premier étage de l'aile Est..