Retour métaphorique [Inachevé]

Le soleil se couchait. Il était étonnant de constater à quel point tous les événements qui dénotaient dans la vie de Yaemgo se passaient le soir. Sûrement un alignement de planètes à sa naissance. Ou alors une simple coïncidence. Ou alors, cela n'avait aucune importance. Ce soir-là les nuages masquaient justement le ciel, et empêchait d'apprécier le crépuscule à sa juste valeur.

Il était éreinté par son voyage depuis le désert des Murmures ; quoique dénuée d'embûches, la route n'était pas toujours continue, et la menace de brigands par trop présents l'avait contraint à ne dormir que peu, étant toujours sur le qui-vive. Et pourtant, à la vue de ces collines, de ces bosquets qu'il avait tellement aperçus de loin, depuis l'Académie, son énergie semblait revenir peu à peu, comme une mue qu'il aurait laissée derrière lui et qu'il retrouverait. A la différence qu'il avait pris du recul, et que cette ancienne peau imbibée de ténèbres n'était qu'un souvenir diffus.
Il pouvait apercevoir au loin les silhouettes effilées des tours de l'Académie, qui donnaient sur le lac, les collines verdoyantes... Vraiment, rien ne semblait indiquer que l'endroit eût pu être pris par le Chaos. Ce qui n'était peut-être pas le cas. Ce qu'avait laissé entendre Marlyn lors de leur dernière rencontre fortuite était plus qu'ambiguë. Yaemgo fronça les sourcils. Cette soirée au Dragon Vert semblait être simultanément deux jours et deux mois auparavant. La perception du temps du jeune homme était un peu chamboulée du fait de son long exil.
Dans le doute, il avait revêtu un habit de tissu sombre, le plus commun possible. Techniquement, sauf en cas d'un dessinateur d'une puissance inouïe, il serait difficile de l'identifier comme un ancien membre de l'Académie, ou comme un étranger de l'Académie tout court.

Il arrivait en bas de la muraille, faite de marbre sombre parfaitement lisse surmonté de grilles. Il n'aimait pas particulièrement escalader les murs d'enceinte, d'une part parce que le risque était énorme, d'autre part parce que ce n'était pas vraiment poli, et enfin parce que trop de marchombres snobaient les portes en considérant que seuls les murs étaient dignes d'eux. Mais en l'occurrence, le jeune homme ignorait complètement si l'endroit était aux prises du Chaos, auquel cas il n'aurait eu aucune chance de rentrer.
Il ne savait pas vraiment pourquoi il avait tant envie de revenir à l'Académie. Peut-être car c'était l'endroit où il avait commencé sa véritable lutte contre Lindörm, où il avait rencontré Merwyn, la première personne à qui il s'était confié, celui où il était tombé amoureux de Galadriel...
Yaemgo secoua la tête pour se débarrasser de son surplus de pensée. De sa sacoche, il sortit des gants de cuir noir élimés, et les enfila. Ceux-ci étaient percés d'un petit trou à chaque doigt, mesuré au millimètre. Le Rentaï lui avait donné un des plus beaux cadeaux de sa vie : la capacité de produire de ses doigts, en guise de greffe, de longs fils métalliques souples. Il manquait encore d'entraînement, mais avec compris le potentiel autant offensif qu'utilitaire de ces fils de marionnettiste contre-nature. Ses gants modifiés permettaient de laisser couler ses fils jusqu'à terre. Lorsqu'ils eurent atteint une longueur impressionnante, il rejeta ses bras en arrière, puis les releva au-dessus de sa tête, faisant subir aux fils un arc de cercle gracieux vers le haut. D'un mouvement assez complexe des doigts, chacun des filins vivants s'enroula autour d'un pic au sommet du mur.
Estimant la tension de ses fils, il les empoigna de ses gants à quelques dizaines de centimètres de leur origine, afin de ne pas porter tout son poids sur ses mains qui n'auraient à coup sûr pas tenu le choc, et commença l'ascension. Ses souliers n'étaient pas vraiment adaptés, aussi fut-elle périlleuse, mais il finit par arriver au sommet. Yaemgo avait testé cette manipulation sur des arbres, mais n'était absolument pas certain de son efficacité sur le mur... Il ôta ses gants et découvrit les petites rivières de sang qui coulaient de ses doigts, là où les fils avaient regagné leur place. Une grimace ; il ne pensait pas que cela serait aussi douloureux. Une manœuvre à ne pas réitérer.

De l'autre côté du mur, les pierres comportaient de fortes anfractuosités, il put donc descendre sans trop de problème. Il arriva dans l'enceinte de l'Académie, plus précisément au niveau extérieur de l'aile droite. Personne en vue, et pour cause, il n'y avait strictement rien à faire dans cet endroit. De plus, les académiciens devaient être en train de sortir de cours, de se préparer au dîner et à la tombée de la nuit. Ce fut donc presque incognito que Yaemgo finit par se retrouver dans l'entrée.
Tant de souvenirs lui revenaient à l'esprit à cet instant... Il lui semblait pouvoir observer son propre fantôme, passant mille fois par cet endroit, ici s'arrêtant, ici flânant, ici embrassant Galadriel...
Le jeune homme secoua ses cheveux pâles. A qui s'adresser auparavant ? N'importe qui pouvait avoir changé de place, être parti ou être mort et enterré, ou encore avoir basculé du côté du Chaos... Dans les couloirs, les gens semblaient détendus et heureux de vivre. Cela ne prouvait rien, la force du Chaos était insidieuse. Une seule solution lui paraissait parfaitement sans danger.
Marchant dans les couloirs à la vitesse de ses souvenirs qu'il espérait exacts, il se rappelait l'homme qu'il devait voir. Une force tranquille, un esprit sain, qui n'aurait jamais pu sombrer dans les noirs tréfonds de l'âme humaine. Une valeur sûre, qui occupait de hautes fonctions à l'Académie à son départ et qui ne devait pas avoir changé.

Yaemgo arriva enfin devant une porte, au fond d'un couloir.
"Jehan Hil' Jidwin".
Il toqua, puis entra doucement, refermant la porte derrière lui. Il fixa son regard calme dans celui de son interlocuteur.

- Je suis revenu, dit-il simplement.

Yaemgo. Yaemgo Yaemgo Yaemgo… Ce nom lui disait vaguement quelque chose. Une ombre dans les arcanes du passé, une poussière dans le sablier du temps, une excitation électrique dans les limbes reculés de sa mémoire. Yaemgo. Ancien élève, il disait ? Se pouvait-il que….Oui, ces générations d’élèves qui étaient déjà là quand il avait pris ce post, et qu’il n’avait connus que dans les premiers temps de sa mises en fonction. Cette génération dont certains étaient devenus professeurs dans l’Académie-même, comme Elera ou même Arro et Anaïel, dont certains étaient sûrement impliqués dans le sombre épisode que l’Académie de venait de connaître. Et Yaemgo, qui faisait partie de ceux qui avaient disparus. Et qui était réapparu, disparate et irrégulier, mort et parfois ressuscité, et dont on disait que son instabilité était dûe à un démon qui lui dévorait lentement l’esprit. Joie. Il se souvenait maintenant bien du jeune homme, il avait lu les nombreux remous que lui et une certaine Marlyn avaient causé à l’Académie et dans le bureau de Merwyn, suffisamment pour remplir un dossier complet, et dont il manquait certains épisodes plus mystérieux.
Et Yaemgo revenait. Et il n’était plus le jeune homme violent, schizophrène et instable qui était parti de l’établissement quelques années plus tôt pour aller trouver une mort violente et bestiale, comme le faisaient la plupart du temps les possédés qui passaient brièvement par l’école. Etrange. Enfin. Tant mieux en fait. L’intendant tenait à la vie. Et à son éternelle beauté. Aussi se sentait-il rassuré d’avoir en face de lui un jeune homme à l’aspect calme et rationnel, qui connaissait l’utilisation normale d’une chaise, et non pas un fou sanguinaire qui allait se jeter sur lui toutes griffes dehors dès la moindre œillade de travers.

Jehan hocha la tête à l’écoute du récit de la folie démoniaque du jeune homme. En effet, plus il le regardait, plus les souvenirs remontaient dans sa divine caboche. Lindörm. Responsable de nombreux maux dans l’Académie quand il y rôdait, puis entité-maître de la Guilde du Chaos, et dont on ne savait toujours pas où elle était maintenant que, d’après le jeune homme, elle avait un corps à part elle. L’Intendant croisa les doigts, et réfléchit dans sa barbiche. Qu’est-ce qui garantissait que ce n’était pas un piège du démon ? Il n’était certes pas réputé pour sa finesse et les nuances de sa manipulation, mais depuis que l’Académie avait été infiltrée par les Mercenaires, elle avait prouvé qu’elle était vulnérable à toutes sortes d’attaques. Être infiltré par un démon qui se faisait passer pour un pacifiste signerait sa ruine, et probablement sa risée auprès du reste de l’Empire. Les familles ne voudraient plus mettre leurs enfants dans un endroit aussi dangereux, et s’ils restaient les orphelins, la Dame savait qu’ils ne duraient jamais très longtemps.

- Oui, effectivement, je comprends qu’avoir vécu loin de toute civilisation ne vous ait pas aidé à rester au fait des évènements…

Il gagnait du temps pour réfléchir au choix de ses mots, et se donner le temps d’observer le jeune homme. Une façade indéchiffrable, même pour quelqu’un habitué aux contacts humains comme l’était l’Intendant. Un air calme, des yeux doux et dans lesquels ne semblait luire aucune étincelle de folie, même maitrisée. Il avait les mains posées nonchalamment sur les rebords du fauteuil et les jambes croisées. S’il avait des armes, elles n’étaient pas directement à sa portée, ou alors elles étaient bien dissimulées. Mais tout de même, c’était étrange de revenir après des années d’absences, quelques jours à peine après que l’Académie eût été libérée des dernières influences du Chaos. Enfin. Il ne pouvait rien déduire d’un instant de silence poli à s’observer mutuellement.

- En tout état de cause, vous arrivez après l’action, si l’on peut dire. L’Académie avait été attaquée par deux fois par les Raïs Renégats, et on suppose, par les Mercenaires du Chaos. Il y eut la bataille de trop, et bien que nous pensions avoir vaincu, nous avons bel et bien été défaits par traitrise. Depuis quelques mois, l’Académie avait été infiltrée par la Guilde du Chaos, et par quelques-uns de ses plus influents Mentaïs. Nous étions bien sûr menacés, et on nous faisait chanter, les adultes, pour ne rien divulger, et je dois avouer avoir été moi-même pris de lâcheté quand ces fourbes venaient quotidiennement dans ce bureau pour renouveler leurs menaces. Mais ça n’a pas duré, évidemment, vous êtes sûrement autant au fait que moi du caractère bravache des élèves de l’Académie de Merwyn. L’Académie a été reprise avec courage par nos élèves et nos professeurs voilà de cela 9 jours, et vous avez sûrement du remarquer en entrant que tout n’avait pas encore été nettoyé. La bataille a été rude, et les cœurs sont encore emplis de chagrin, mais nous sommes débarassés du venin qui étouffait l’Académie. Je m’étonne que vous n’en ayez pas entendu parler, c’était sur toutes les lèvres de la population d’Al-Poll dernièrement.

Il fit une pause. S’il était habitué à prendre la parole longtemps, il n’avait rien contre l’oxygène quand même, et il prit le luxe de quelques goulées silencieuses. Que savait Yaemgo, exactement ? S’il avait bronché ou changé de physionomie à certains points du récit, Jehan n’était pas habilité à en deviner les raisons. Mais même un ermite aussi isolé que le jeune homme aux cheveux argenté devait avoir ouï dire des évènements qui avaient ébranlé l’Académie plus que ces dernières années. La victoire aidait à conserver le climat festif, mais Jehan, en administrateur, savait qu’un coup dur avait été porté à la réputation de l’établissement.

- Vous qui avez cotoyé les anciens élèves de cette Académie avant que je n’entre en fonction, peut-être pourriez-vous m’éclairer sur certains points. Il y a des rumeurs selon lesquelles certains des attaquants et des félons avaient été scolarisés dans cette école à votre époque, et avaient viré de bord depuis. Je ne connais pas assez votre génération, mais j’aimerais savoir si cette rumeur est vraie, et si nous pouvons espérer retourner dans un climat de paix avec leur disparition.