Dans la nuit noire, une silhouette arpentait la rue marchande, présentement désertée, vide. La nuit, son élément. Le calme nocturne, la sublime lueur de la lune perçant les obscures ténèbres, l'inquiétante sérénité des tréfonds du ciel.
Ce soir, Beitiris n'avait pu résister à l'appel, cette douce pulsion traître qui s'empare de vous, enivrante, telle la caresse d'un amant. L'appel du sang résonnait au plus profond de son être et il n'était plus possible d'y résister. C'est cela, l'appel de la nuit, une voix impérieuse qui se fait entendre en vous, douce, susurrante, et irrésistible. Lentement, mais irréversiblement, Beitiris changeait. Libérée des fourbes élixirs de Dolohov Zil' Urain, elle avait repris conscience de ce qu'elle était, de sa folie, mais ce n'était pas cela, l'élément moteur de ce changement : ce fut l'absorption, l'assimilation des souvenirs de Slynn. Si les dessinateurs de haut niveau sont capables de modifier les souvenirs d'une personne, il est également possible de les absorber, de les assimiler... en échange d'un prix élevé à payer, la folie, si ce n'est la mort. Atteinte de la folie, Beitiris Ar' Kriss l'était depuis son adolescence, voilà la raison pour laquelle elle eut l'audace de tenter cette expérience. Pour le Chaos, elle devait être capable de se substituer à sa soeur jumelle sans se trahir.
Elle devait en être capable, mais ce n'est pas pour cette seule raison qu'elle osa. Toutefois, les autres motivations de ce geste disparaissaient déjà dans les méandres de son être. Beitiris Ar' Kriss n'était plus seulement elle-même, elle devenait progressivement la fusion de son identité propre et de celle de Slynn... les deux jumelles étaient trop proches, trop semblables pour qu'il en fût autrement. Ce n'était pas vraiment ce que l'on pourrait appeler de la schizophrénie, c'était plus étrange encore en quelques sortes. Un peu comme si Slynn et Beitiris ne partageaient désormais plus qu'un seul corps. Ce changement la rendait plus instable et fragile que jamais, mais Beitiris avait toujours été plus fragile que sa soeur.
Errant dans les rues d'Al-Poll, une partie d'elle-même savait ce qu'elle cherchait, l'autre s'y refusait. Lentement, elle marchait, son regard dans le vague, comme perdue dans ses pensées, bien que la lueur inquiétante rayonnant dans ses yeux la fasse plutôt passer pour une illuminée. Un râle, des gémissements, des sanglots, une forme au loin. Une jeune femme était étendue sur le sol d'une ruelle adjacente, visiblement blessée, ses vêtements dans un piteux état. Elle avait probablement été agressée et agonisait, seule, abandonnée de tous. Ne sachant pas ce qu'elle faisait, Beitiris s'agenouilla près, respirant plus profondément que d'habitude, et la prit dans ses bras. Plongée dans une transe funeste, ses yeux regardaient l'inconnue agoniser, repérant le moindre signe de sa mort prochaine, de sa douleur, de sa peur. La berçant comme une enfant, la Mentaï l'apaisa, sans toutefois prononcer la moindre parole, et subitement plongea dans le coeur la lame de sa dague qu'elle avait dégainé discrètement. Avec une étrange fascination, elle regarda l'inconnue rendre son dernier soupir, elle vit la mort adoucir les traits de son visage. C'était si beau...
- Va en paix, lui murmura-t-elle près de son oreille, laissant malgré elle des larmes s'échapper. Le temps s'écoula, infini, éternel, et un ange noir repartit, les mains ensanglantées, les larmes aux yeux, mais l'âme en paix, ne fut-ce pour l'infime intervalle temporel que durait cet instant.
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