Tes piliers sont trop droits pour moi | Jeu de relais [Inachevé]

Il lui fallait profiter du moment ; le nouvel Intendant était dans la Grande Salle, elle était encore incognito ; bientôt, avec le régime qu’allait imposer Sire Ril’ Krysant, ce serait beaucoup plus difficile d’avoir accès au bureau de Jehan. C’était maintenant ou jamais – maintenant, avant qu’il ne jette un œil aux registres, avant qu’il ne poste des gardes, avant qu’il ne connaisse véritablement les lieux. Elle marchait tranquillement dans le couloir – après tout, elle avait tous les droits d’y être… sous les anciennes lois. Elle croisa une personne : attendit que celle-ci la dépasse ; puis crocheta la serrure, se glissa à l’intérieur, et referma la porte derrière elle.

…Wow.

Vide, le bureau. Complètement vide. Enfin – propre. C’était… étrange. Plus aucune trace du passage de Jehan, lui qui avait si bien laissé sa marque à l’Académie…

Pas de temps à perdre en nostalgie.

Elera s’approcha de l’étagère, et sortit le registre contenant toutes les tâches administratives qu’y consignait Jehan. Tourna les pages, fébrilement.

Dernière page. La date de la veille, et, dans la belle écriture Jehanienne, la notion de son départ de l’Académie. « Elera – Retrait de l’Académie ». Il l’avait fait, comme prévu… Elera ouvrit le coffre, et y déposa sa bague d’enseignant, avec les autres. Elle aurait dû la rendre en personne, mais peu importait. Elle jeta ensuite un œil à la liste du personnel. Son nom en avait été, lui aussi, supprimé. Restait encore une chose… Elle tourna les pages, à la recherche de celle où avait dû être notée sa disparition ; sortit le morceau de pain qu’elle avait dans sa poche, roula la mie en boule, puis effaça la ligne la portant disparue. Voilà qui était fait ; y avait-il encore un registre qu’elle aurait oublié ? Son regard se promena sur les tranches des livres, avant de tomber sur les carnets jehaniens ; sourire en coin. Elle avait souvent pu les lire. Dommage qu’ils ne seraient plus agrémentés de nouvelles, à présent… Elle l’attrapa. Aucune raison qu’il reste là ; il n’appartenait pas au nouvel Intendant. Elle lut le dernier message de Jehan, qui confirmait les dires du nouvel Intendant qu’elle venait d’entendre… Elle ne doutait pas, un instant, que Jehan répondrait au mieux à sa nouvelle fonction, et qu’il serait à nouveau une tête fort réputée dans le nouvel endroit où il instaurerait toute son excentricité. C’était juste… dommage qu’il ait été obligé de partir si vite, et de laisser l’Académie aux mains d’un successeur aux préceptes inverses…

Maintenant qu’elle avait protégé ses arrières, en étant certaine que le Code Merwynien ne se retournerait pas contre elle, il lui faudrait trouver un moyen de convaincre l’Intendant de ne pas mettre le Code en application ; c’était toute une génération d’apprentis qui en souffrirait, autrement. Mais elle ne pouvait pas le faire de l’intérieur ; il lui fallait réfléchir, encore… Il était certain, en tout cas, qu'elle ne pouvait pas rester. Le Code Merwynien allait à l'encontre de tous les principes Marchombres ; et si elle devait être bridée à nouveau... Elle ne savait pas jusqu'où elle serait prête à aller. L'Académie serait un bon endroit pour enseigner aux combattants, qui devaient apprendre la discipline pour entrer dans la Garde Impériale, peut-être... Mais pas pour les Marchombres. Pas pour elle. L'Académie n'était plus la sienne. Il faudrait qu'elle prévienne certaines personnes, cette fois ; elle ne voulait pas disparaitre du jour au lendemain sans la moindre nouvelle, ne voulait pas abandonner Julia et son enfant, Einar, Lya. Et puis il y avait ceux qu'elle n'avait pas encore retrouvés, aussi...

Elle posa son oreille contre le mur, vérifia qu’il n’y avait personne dans le couloir, puis sortit du bureau. Referma la porte, puis jeta encore un œil sur les lignes d’écriture jehanienne, perdue dans ses réflexions, en avançant vers le bout du couloir, à l’opposé de la Grande Salle ; fronça les sourcils.

Rentra dans quelqu’un au tournant.

…Kylian.

Après avoir passé cinq ou six ans à l’Académie, elle ne pouvait pas s’étonner de tomber sur quelqu’un qu’elle connaissait dans ces couloirs – mais lui ? Lui, elle l’avait enfermé dans une bulle, une bulle où le savon entrelaçait les couleurs, le rose, le vert, et puis surtout, le rouge de leurs chevelures, et le jaune de la lumière, dans la salle. Ils étaient les deux rouquins, ils étaient dans un rêve, dans une danse, et il n’y avait pas de côté à la piste. Elle pensait ne jamais le revoir, le garder dans cette bulle, mais celle-ci venait d’éclater sous le choc de leur rencontre. Ca n’allait pas du tout ; elle n’était pas Nessa, elle ne pouvait pas être à nouveau Nessa – pas ici, alors qu’elle était Maître entre ces murs. Elle n’avait jamais été qu’Elera, ici, et jamais été que Nessa, avec lui. Elle lui avait promis son nom et ne le lui avait jamais donné. Un regard, pour comprendre – il portait l’uniforme des gardes.

Elle essaya, un instant, de concilier l’image du jeune homme rieur et celle du garde dont Elio était amoureux – elle n’y réussit pas. Leurs corps flottaient, dans sa tête – seuls, avec elle, ensemble, images désagréables dont elle se détacha bientôt. Il y avait tout ce qu’elle avait perdu – Elio dans le passé, qu’elle ne reverrait plus, qui ne serait jamais plus à elle, et Kylian dans l’avenir, lui qui appartenait déjà, en un sens, à celui qu’elle avait perdu. Il y avait tout un futur qui tombait – un futur où ils auraient pu se connaître, où ils auraient pu rire encore, et se laisser porter par les flots de la vie, dans une direction ou dans une autre. En l’état actuel – c’était impossible. Pas s’il y avait Elio.

Elle était troublée ; troublée par les derniers mots d’Elio. « Choisis mieux tes personnes, Elera. » « S’il te plait. » Comme s’il avait voulu qu’elle soit heureuse, malgré tout. Il avait ri – comme si elle ne savait rien de Kylian. Et elle ne savait pas si elle devait lui conseiller de se méfier d’Elio, lui dire qu’il y avait violence et noirceur pour l’attendre au bout du chemin, malgré tout ce qu’on pouvait trouver à Elio, et non la douce insouciance du Carpe Diem. Il y avait du conflit, de l’idéologie, des positionnements à prendre, et peut-être pourrait-il prendre les mêmes, peut-être l’avait-il déjà fait, mais dans tous les cas, ce ne serait pas ce long rire du présent. Et elle ne savait pas si, au contraire – elle devrait leurs donner une chance, lui donner une chance de réussir là où elle avait échoué, croire en leur… amour, puisque c’est ainsi que l’avait appelé Elio, et souhaiter à l’assassin un bonheur qu’ils n’avaient pas pu conserver ensemble. Lui faire confiance pour ne pas perdre Kylian, pour ne pas le briser non plus. Faire confiance à Kylian pour partir avant de couler, ou pour rester sans couler. C’était difficile, quelque part, d’accepter qu’il n’était pas elle, que leur histoire n’était pas celle qu’elle avait eu avec Elio.
En vérité, au vue de l’échec qu’avait été sa vie, elle n’avait aucun conseil à donner au rouquin.

Il fallait qu’elle parte – elle n’avait pas le temps. C’était comme un sacrifice – quand elle n’avait pas su qu’elle pourrait le revoir, elle n’y pensait pas, ne le voulait pas, mais maintenant qu’elle savait où le trouver, qu’elle savait tous ces souvenirs qu’elle n’aurait jamais en ne restant pas, alors que c’était possible, physiquement, de rester – mais non. Il fallait toujours qu’elle ajoute un plan métaphysique, qu’elle complique toujours tout – et elle ne pouvait jamais avoir simplement ce qu’elle souhaitait, il fallait toujours qu’elle se laisse toucher, par l’esprit des autres, par leurs envies, leurs contradictions. C’était tellement contraire à ce qu’elle devait être – tellement contraire au détachement d’Ena, aux principes marchombres qui voulaient qu’elle glisse à travers ces forces, et les fassent siennes, sans se laisser influencer.

Elle avait toujours les carnets jehaniens entre les mains – et, en baissant le regard, tout lui parut clair. Elle savait ce qu’elle voulait – la destruction définitive du Code Merwynien, un établissement libre. Elle savait aussi comment le faire. Restait à le faire effectivement, à ne pas se laisser piéger cette fois. Elle appuya les carnets contre le torse de Kylian, et, logiquement, il y porta la main. Elle s’appuya contre lui – souffla à son oreille.

- Nessa n’a jamais mis les pieds ici.

Puis, reculant, lui laissant le carnet – si elle devait le remettre entre de bonnes mains pour qu’il soit utilisé à bon escient, elle avait toute confiance en les siennes -, elle ajouta :

- Fais naître un rire en Elio pour moi.

Dernier regard – « Tu l’as, maintenant, le nom que je t’avais refusé. » Et puis elle passa à côté de lui, et disparu au bout du couloir.

[Au suivant o/]

Halina soupira en traînant les pieds. L’Intendant venait de les libérer et elle ne savait pas trop quoi faire. Kirfdéin c’était éclipsé avant qu’elle n’ait pu discuter des récents évènements avec lui. Mais bon, tel qu’elle le connaissait, il réapparaîtrait plus tard dans la soirée, quand elle ne l’attendrait plus. Pour le moment, elle n’avait aucune envie d’aller diner avec ses camarades, pas envie d’aller dans sa salle commune où tout le monde irait de son petit commentaire, de son idée. Elle n’avait pas envie de supporter les bavardages et les ragots. Elle n’avait pas envie d’entendre sa propre déception dans les mots de quelqu’un d’autre. Parce que oui, elle était déçue de Jehan, déçue de cet homme qu’elle connaissait peu mais admirait, déçue de cette disparition sans même un au-revoir pompeux et festif, déçue de cette Coupe avortée, déçue de son repas avorté. De celui qui était censé être le Capitaine de leur navire et qui avait donc fui en leur léguant un homme trop droit. Un homme qui risquait de faire s’écrouler cette maison qu’Halina aimait tant.

Alors, elle errait
dans les couloirs, comme si elle les découvrait d’un nouvel œil, celui de la contrainte. Elle ne pourrait plus traîner dans les couloirs avec les gardes alors qu’elle n’arrivait pas à dormir, paralysée par ses cauchemars. Il faudrait qu’elle reste dans son lit, silencieuse. Peut-être qu’elle pourrait lire dans la salle commune. Aurait-elle le droit d’aller courir à l’aube dans le parc de l’Académie ? Pourrait-elle continuer à s’entraîner dans le clos ou la Salle d’arme hors des cours ? Et, surtout, comment verrait-elle Kirfdéin, puisqu’il était maintenant considéré comme un professeur et donc, qu’une relation prof/élève était assez mal vue. A l’époque de Jehan, le corps enseignant le tolérait parce qu’ils connaissaient leur histoire et par où ils étaient passés. Mais cet homme-là, qui ne connaissait pas ses élèves, que ferait-il s’il les voyait ensemble ? Allait-elle devoir faire une croix sur son amour pour le jeune homme au profit de ses rêves de carrière ?


C’était horrible, toutes ses pensées sombres qui lui tournaient dans la tête, toutes les hypothèses qu’elle échafaudait. Des châteaux de carte qui s’effondraient au moindre coup de vent de ses questions sans réponses. La guerrière n’aimait pas être impuissante comme ça, elle aimait avoir toutes les cartes en mains. Soudainement, un mec lui arriva dessus et lui fourra un truc dans les mains. Il était certainement en train de dire quelque chose, mais vu qu’elle n’était absolument pas attentive. Elle ne savait même pas ou elle était. Reconnaissant les noms sur les portes, elle sut qu’elle était dans l’aile principale, étage du bureau de l’Intendant. Puis, elle regarda ce qu’elle avait dans les mains. Un genre de petit livre relié, un peu fatigué mais très intriguant. Et enfin, elle leva la tête vers la personne qui lui avait donné ce truc, tenta de le retenir alors qu’il partait en courant dans un autre couloir.


-Mais qu’est que ?… Attends !...


Tant pis. Cet espèce de bouquin lui changerait peut-être les idées. Par contre, elle ne se voyait pas du tout s’installer dans le couloir pour le lire. Mieux valait, s’installer dans la salle commune dans un fauteuil bien confortable. Et éviter d’attirer les regards, parce que bon, vu comment il avait fui le mec, ce livre devait provenir d’une histoire louche. Sa curiosité attisée, Halina descendit les escaliers jusqu’à son dortoir, il n’y avait pas encore trop d’animation, mais ça s’agiterait bientôt. Alors autant profité du presque calme pour lire ce bouquin qui devait avoir une certaine importance. S’asseyant sur un des fauteuils de cuir, elle commença sa lecture. Comprit que c’était le journal intime de Jehan qu’elle tenait dans les mains. Réalisa qu’il savait tout sur tout ce qui se passait à l’Académie. Qu’il connaissait tout le monde. Qu’il les aimait à sa façon. Elle était vraiment très émue. Puis vint la dernière page. A la première lecture, elle ne comprit pas. Elle avait l’impression que ce n’était pas vraiment lui qui écrivait. Et il partait sans emporter ce « Gilbert », celui qu’il semblait tant aimer… C’était étrange. Puis, elle vit. Elle comprit. Elle faillit se lever d’un seul coup. Trop choquée.


-Hey Hal, ça va ? T’es toute pâle tout d’un coup… C’est ton livre qu’est flippant ?


Elle ne répondit pas tout de suite, se contentant juste d’hocher distraitement la tête pour rassurer le ou la Teylus qui venait de l’interpeller. Elle relut, encore et encore le journal, pour tenter d’y trouver un nouvel indice, une information rassurante, mais rien. Que des mots vides et cette révélation. Elle referma le livre, le posa sur l’accoudoir du fauteuil, respira un grand coup et se leva. Elle se rendit à la salle d’eau pour se passer de l’eau sur le visage, un peu déboussolée. Lorsqu’elle revint dans la salle commune, l’esprit plus calme, quelle ne fut pas sa surprise de voir que le livre avait disparu. Elle fouilla autour du fauteuil, dans la bibliothèque mais, il y avait de plus en plus de monde dans la salle et elle voulait restée discrète. N'osant pas poser directement la question, elle abandonna ses recherches et commença à discuter avec des amis. Mais, elle n’oubliait pas.


[Edition à volonté o/ Teylus, à ton tour de faire tourner ]