Le jour avais depuis longtemps laissé la place à la nuit lorsqu’Ereïne s’était glissée dehors. Quelque chose était différent. Elle ne savait pas quoi, mais le changement était bénéfique. La jeune fille avait délaissés les autres Lupus perdus dans leurs rêves pour sortir. L’air nocturne était frais, bien plus sain que l’humidité chaude des respirations des autres élèves. La meneuse de loups avait commencé à dérouiller ses muscles lorsqu’elle s’était figée, tout ses sens en alertes. Une odeur, une simple odeur, familière. Non, plusieurs. Des images s’étaient imposées dans l’esprit d’Ereïne. De longs corps souples, rapides, brillants comme d’assassins éclats de lune.
Loups.
Ils étaient là, tout proche. Ils étaient revenus.
Une bouffée de chaleur s’était propagée dans le corps de la jeune fille, qui n’avait plus eu qu’une seule idée en tête. Les rejoindre.
Elle s’était dirigée vers eux, comme une goutte d’eau rejoint l’océan, parce qu’elle faisait partie de la Meute. Elle en était la chef. Un hurlement s’était élevé, ressemblant au murmure du vent pour qui ne savait pas écouter. Puis il s’était évanoui. Impossible de s’y tromper. Elle reconnaîtrait ce chant, cet appel, entre milles.
C’était celui de Venel, porte-parole de la Meute.
Guidée par le son dont les échos résonnaient encore, la jeune fille se rua en courant vers la lisière des arbres. Elle pénétra dans la forêt, se dirigea sans hésiter vers une clairière. Là se tenait Venel. Le doyen de la meute, au poil blanc, se tenait assis et fixait Ereïne de son regard d’ambre. Malgré son âge, Venel était celui dont la voix portait le plus loin. Son rôle était donc de rameuter la meute et de transmettre des messages. Tâche dont il s’acquittait fort bien et qui expliquait que ce soit lui qui ait appelée Ereïne. La jeune fille s’accroupit et tendit les bras vers le vieux loup, qui s’avança et posa sa tête sur l’épaule d’Ereïne, laquelle referma ses bras sur le cou de l’animal.
« Tu m’as manqué, Venel, mon vieil ami… »
Et puis elle se redressa. Alors, un à un, les dix-neuf autres loups de la Meute pénétrèrent à leur tour dans la clairière et entourèrent Ereïne, Vent de Brume allant se placer à sa droite, en tant que Bêta. La jeune fille vérifia que ses loups étaient tous là. Vent de Brume, Venel, Sery, Berkal, Amauros, Ayké, Ikéro, Telen, Killen, Akio, Hyu, Tisa, Leen, Tenka, Soko, Aêre, Phénen, Glaciem, Kromää, Sonan. Ils étaient tous là. Tous apparemment en bonne santé.
Soudain un éclair blanc sombre mêlé de brun jaillit du rang et se jeta sur Ereïne, qui tomba à terre et sentit une langue bien… gluante de salive lui débarbouiller la figure. Ayké.
« Argh ! hurla la jeune fille, en colère. Espèce de canidé puant, baveux et lourd ! Dégage de là ! »
Au lieu de se pousser, le loup s’étendit de tout son long sur le corps de la meneuse. Ce qu’elle ne pouvait accepter, autrement son autorité serait remise en doute. Elle saisit le loup rebelle par la peau du cou et le plaqua au sol.
« Cervelle de Raï fétide ! C’est moi qui commande, ici, jusqu’à preuve du contraire ! »
Le loup couina, se mit sur le dos, exposant son ventre, demandant ainsi pardon. Ereïne savait que, s’il le voulait, il l’aurait tuée. Ayké en avait la force. Mais la jeune Alpha comptait aussi beaucoup sur le bluff pour contrôler les loups. Ces animaux fonctionnaient ainsi, comme beaucoup d’autres : à l’impression. Non pas qu’ils étaient idiots, loin de là…
« C’est bon, Ayké, tu es pardonné. »
*Ça fait bizarre de voir un Loup du Nord, cet animal sauvage presque aussi dangereux qu’une goule, se comporter comme un chien collant, baveux, et prêt à tout pour un compliment.*
Une des louves, Soko, au long poil noir, s’approcha d’Ereïne. A sa patte avant était attaché un message. La Lupus le détacha et commença à le lire, en caressant la jeune louve pour la remercier. Il s’agissait d’une lettre.
« Chère Ereïne,
Je suis heureux de t’informer que de mon côté tout va bien. Je suis grand à présent, je n’ai pas besoin que tu sois constamment en train de me demander de mes nouvelles, bien qu’il soit logique qu’une grande sœur s’informe de l’état de santé de son frère.
Que t’apprendre ? A Al-Far où je me trouve toujours en compagnie d’Elys, l’aubergiste qui a la bonté de s’occuper de moi, rien de nouveau ne se passe. Je progresse en ce qui concerne le dressage de Nemée. D’ailleurs, durant la période où ils ont été séparés de toi, les loups ont beaucoup souffert. Ne leur impose plus un tel voyage, d’autant plus qu’il est dangereux même pour des Loups du Nord de traverser les plateaux d’Astariul. Utilise plutôt Nemée pour me demander de mes nouvelles. Un oiseau ira plus vite de l’Académie à Al-Far qu’un loup, et sera moins en danger. Je t’enverrai Nemée dans quelques jours. J’espère que tu me donneras de bonnes nouvelles. Bien à toi ma chère sœur,
Kaël. »
Nemée était un oiseau de proie que Kaël avait recueilli tout petit. Ereïne avait ses Loups, Kaël son oiseau. Et il avait raison, Nemée serait plus rapide que la Meute pour effectuer le trajet Al-Far-Académie.
« Merci, Soko. »
La louve ferma les yeux et inclina légèrement la tête, avant de reculer et de rejoindre les autres. Ereïne les regarda. Elle devait trouver un endroit où ils pourraient se reposer en toute sécurité. Mais d’abord ils devaient se restaurer. Et à cette heure-ci, le lac devait accueillir du gibier venant s’abreuver. Deux sifflements et un claquement de langue. Les loups se rassemblèrent, prêts à suivre leur Alpha. Elle leur fit signe d’attendre avant de la suivre. Puis se mit en marche. Elle était heureuse qu’ils soient tous de retour. Ils lui avaient manqué. Enormément. Durant ces derniers jours, elle avait eu la sensation d’être privée de quelque chose d’essentiel. De vital. Elle avait compris qu’elle tenait encore plus à ses loups qu’avant. Et elle voulait aller en repérage pour leur éviter tout danger.
Un bruit. Derrière elle. Des pas calqués sur les siens, silencieux. Quelque chose la suivait. Et se déplaçait comme un prédateur. Elle était traquée ?
Elle ralentit l’allure. *Tu veux me traquer ? Très bien. Rattrape-moi donc, si tu l’ose.*
Quelque chose déboula sur elle. Ereïne dévoila ses dents en apercevant l’éclat de ceux du prédateur. Puis, tandis qu’elle le frôlait lorsqu’il passait près d’elle, elle identifia sa race. Un humain. Non. Un humanoïde, mais pas un humain. Autre chose. Un humain n’a pas d’oreilles pointues. Faëlle, alors ? Non. Cheveux blonds, reflets noirs. Yeux de feu. Quoi que ce fut, c’était étrange.
Un poignard étincela à quelques centimètres de la gorge d’Ereïne. La meneuse de loups s’immobilisa et sourit, lançant un sifflement si aigu qu’il était inaudible pour une oreille humaine, aussi aiguisée soit-elle. Alors que la respiration de l’autre se calmait, les loups entrèrent dans la danse, appelés par Ereïne.
Les prédateurs entourèrent Ereïne et l’autre. Echine hérissée, crocs dévoilés, écumants de rage et d’agressivité, les quatorze loups adultes de la meute montraient clairement leur intention de tuer l’humanoïde étrange. Une fille plus âgée qu’Ereïne, d’après son odeur.
La meneuse de loups ne craignait pas l’arme de l’autre. Elle ne s’en servirait pas contre elle si elle avait un tant soit peu d’intelligence. Mais Ereïne ne se dégagea pas. Si l’autre avait un accès de panique, elle risquait de l’égorger involontairement.
« Ils n’attaqueront pas tant que je ne leur en donnerais pas l’ordre. Ou du moins, tant qu’ils n’auront pas de raisons de le faire. Si tu me tue, ils voudront se venger. Tu es rapide, agile. Un véritable prédateur. Peu d’humains ont de telles aptitudes, si développées. Tu n’es pas humaine, ni faëlle. Mais à vrai dire, je me moque de ta race. Peu importe ce que tu es, tu ne résisteras pas seule face à ces loups qui obéissent au moindre de mes ordres. Je te conseille donc de retirer cette arme et ils se calmeront. »
Le tout dit d’une voix au ton neutre, mais implacable et vibrante d’autorité.
|