Le froid. Un vent glacé balayait les hautes plaines qui s’étendaient au delà de l’académie. Le givre recouvrait de son manteau blanc les moindres pousses, transformant de frêles branchages en véritable lance de glace, rendant aussi dure que du métal les flaques qui, grâce à l’eau de pluie, parsemaient les sentiers de terre. Froid dur et sec. Froid qui amenait mort, famine, et durs moments. Pas un cri d’oiseau, pas un seul battement d’ailes dans le ciel couleur albâtre. Rien ne bougeait. Même le temps semblait s’être arrêté, comme si le vent l’avait glacé, comme si le froid avait créé une gangue transparente autour des heures, des minutes, des secondes... Au loin, dans les bourgs, les volets étaient fermés, et un feu ronflant flamboyait dans les cheminées, tandis qu'on se bousculait pour tenter d’exposer maladroitement un membre à cette chaleur bienfaisante. On avait fait des réserves, on avait rentré le bétail, rangé les outils. Les quelques rares personnes qui s’aventuraient au dehors, à ce moment qui précède l’aurore, et qui termine la nuit, avaient toutes un manteau de peau fourré sur eux, marchant rapidement, la tête basse, en quête du premier bar ou de la première taverne venue. On ne parlait pas, on se pressait. Dans les bars, ça parlait fort, ça buvait bien. Des hommes s’entretenaient avec grands renforts de gestes des moissons qui s’étaient bien déroulées, du dernier avis de l’empereur, de toutes ces choses communément appelées les commérages. Les auberges pleines à craquer répandaient à un kilomètre à la ronde la bonne humeur et la chaleur de leur immense foyer. Un marchand, pourtant, risqua un coup d’œil à la fenêtre de sa boutique, pensif, rêvant qu’un jour il vivrait des aventures passionnantes, entremêlées de conquêtes féminines à sa hauteur. Ses yeux porcins balayaient l’avenue du village rapidement. Son regard cependant s’arrêta sur cette forme, noire et fugace, qui passait, le pas vif et silencieux, sans paraître se soucier du froid. Avec toute la stupidité dont font preuve les hommes, il descendit de son observatoire, et se précipita dans la rue, ne quittant pas des yeux la silhouette masquée par une cape de voyage noire. Celle-ci ne l’entendit pas, et continua sa marche, marche très légèrement méfiante, et fugitive. Le commerçant, à la limite du coma éthylique, saisit l’ombre par le bras, en éructant d’une voix d’où perçait ce sentiment de vivre quelque chose de passionnant :
-Alors, étranger, on se sauve ?
D’un mouvement que ne laissait pas soupçonner son allure éreintée, la silhouette inconnue se dégagea de sa poigne, et sortit de la manche de sa cape une dague, de simple facture, mais redoutablement mortelle. Ses yeux noirs se plantèrent dans le regard porcin de son interlocuteur. De longs doigts squelettiques se posèrent sur son poignet gras, et serrèrent. Le tein de l’homme passa du rouge violacé au blanc. Il bredouilla quelques vagues excuses, se dégagea de la légère pression donnée par l’étranger et s’enfuit en courant maladroitement dans son échoppe, fermant portes et fenêtres. Haussant légèrement les épaules, l’inconnue rangea sa dague, et reprit sa marche silencieuse, et mystérieuse. Disparut dans un coin de ruelle sordide, en direction des hautes montagnes qu’on apercevait au loin. Personne ne sut jamais qu’elle était passée là.
Un homme, commerçant, probablement, entra dans la taverne, le teint blanc, l’air profondément affecté. La clientèle présente tourna les yeux dans sa direction, intriguée, et les questions commencèrent de fuser, de tous les coins. L’homme, en état de choc, s’affala lentement sur une chaise, et ne cessait de passer les doigts sur l’endroit où l’inconnu l’avait tenu. N’y tenant plus, il bégaya, de sorte que tout le monde entende :
-J’ai vu la Mort...
Personne ne le crut jamais.
*** L’ombre dépassa le village, et son pas mena vers les hauts contreforts de la plaine d’Al-Poll. Les fermes s’espacèrent, les champs cédaient place à la friche, les ruisseaux paisibles devenaient torrents de glace, figés dans leur mouvement d’une puissance magnifique. Les pistes droites et entretenues disparurent sous d’étroits sentiers chaotiques. Le vent soufflait toujours, et avec lui le froid s’abattait, impitoyable. Pas un bruit ne venait troubler le silence de l’hiver. Sauf ce crissement régulier, de pas qui marchent sur le chemin, pas qui mènent aux sommets enneigés et inaccessibles des chaînes d’Al-Poll. Pas un animal ne prenait le risque de sortir, pas un oiseau de voler. Sauf cette mince silhouette qui semble ne pas être affectée par le froid. Plutôt étrange qu’un être se trouve à gravir les sentiers, seul, avec juste sur lui une mince cape de tissu, qui ne protégeait en rien du vent glacé de l’hiver...
Elle marche, rapidement, ses yeux scrutateurs sans cesse à l’affût, le visage dissimulé par son capuchon noir. Sous ses pieds, elle entend crisser les herbes gelées, sous ses longs doigts d’une maigreur affolante, elle sent les moindres aspérités des chaque roche qui parsème le sentier. Elle ne lève jamais les yeux, et, la tête baissée, elle continue. Pour passer le temps, elle a à la main un bref dessin, et s’amuse à la lancer, pour quelques pas plus loin la reprendre. Et recommencer.
Plus tôt, pendant la nuit, elle avait maladroitement écrit quelques mots, qu’elle avait glissés au chevet du Corbac Liraï Caldin, lui demandant de la rejoindre expressément dans les montagnes. Elle avait besoin de lui. Plus qu’il n’allait le penser. Mais sa réussite dépendrait sûrement de la réponse du jeune homme, car sans lui, elle perdrait du temps... Enfin, la silhouette masquée arriva à un endroit que plus tôt dans la saison elle avait repéré, un endroit sûr et confortable, dont le chaos rocheux la protégerait d’une quelconque embuscade. Reprenant son souffle, elle se tourna vers le levant, et se laissa baigner des rayons sans chaleur qui commençaient de poindre, la- bas, à la limite de la vision. Les brumes se dissipaient peu à peu, laissant apparaître au sol les multiples flaques gelées qui s’y trouvaient. Son regard contiuna de détailler le terrain, mais ses yeux s’arrêtèrent sur sa main gauche, celle qui tenait le poignard dessiné. Ses longs doigts fins avaient pris une teinte blanche, à force de ne pas voir la lumière du jour, et la maigreur qui s’en distinguait la fit légèrement sourire. Apparemment, elle avait négligé de se nourrir, depuis quelques jours. Ce n’était pas bien grave, mais ce menu détail restait tout de même gênant pour la suite. Intriguée par son anatomie différente de ce qu’elle imaginait, la silhouette se glissa vers une des minuscules mares au sol, et lentement se pencha au dessus. Le gel avait transformé sa surface en un véritable miroir, et ses contours apparurent nettement. Levant une main qu’elle devait avouer squelettique, elle ôta son capuchon. Marlyn Til’Asnil se vit, elle, les traits creusés, et fatigués. Le regard douloureux, et les lèvres gercées. Parfait. Son masque était on ne peut plus vraisemblable, car ce visage torturé cachait son esprit vif et alerte, ses yeux ternes dissimulaient cet éclat de machiavélisme. Toute la haine et la noirceur étaient entièrement enfouies sous ce masque de martyr, de jeune fille qui a souffert. Jamais elle n’avait imaginé être aussi différente. Ce qui l’arrangeait, et prouvait que même elle ne pouvait se voir comme elle était. En tout cas, Liraï n’y verrait que du feu. C’était le principal. Caressant lentement les traits amaigris de ses joues, l’apprentie Mentaï ne put s’empêcher de sourire. Un sourire noir, et sans chaleur. Un sourire sadique.
Bien vite, la jeune fille reprit une expression neutre, et se redressa, les mains de par et d’autre de ses genoux. Elle jeta un regard alentour. L’aurore touchait à sa fin, et le disque de lumière était presque complet dans le ciel. La brume avait totalement disparu, remplacée par un vent sans cesse plus agressif. Le froid mordant pénétra dans les replis de sa cape, mais la jeune Mentaï était si concentrée sur la silhouette qui se profilait au loin qu’elle n’y prêta pas attention. Liraï était arrivé. Repassant rapidement sa capuche, Marlyn alla se poster sur le repli de terrain qu’elle avait repéré comme étant un lieu sûr, où l’on ne pouvait pas la surprendre. Puis attendit. Au loin, le jeune marchombre gravissait le sentier, mais la jeune fille sentait son hésitation et sa méfiance à venir l’approcher. Etrange, quand on savait qu’un combat au corps à corps serait à l’avantage du jeune homme. Tachant de rester froide, et immobile, la silhouette encapuchonnée laissa Liraï atteindre le plateau rocheux. Il l’observait, détaillait chacune de ses formes, chacun des plis de sa cape, pour tenter de percer son identité. A son regard étonné et inquiet, Marlyn sourit, sous la capuche. Apparemment, il savait qu’une femme se trouvait en face de lui. Alors pourquoi était-il si hésitant et mal à l’aise ? Le jeune Marchombre stoppa sa marche, et attendit. Un geste. Une parole. Mais elle n’avait pas l’intention de lui en donner. Pas pour le moment. Il devait d’abord évaluer son ennemi, et peut-être mettre un nom sur sa silhouette. L’apprentie Mentaï attendit elle aussi, rendant l’atmosphère plus lourde encore. De la buée sortait par les lèvres de Liraï, il semblait avoir fait des efforts pour parvenir à ce plateau. Sûrement que, en sa qualité de marchombre, il était passé par les chemins détournés. Le silence pesant fut rompu par le jeune homme, qui, n’y pouvant plus, dit d’un ton d’où perçait cette impatience et cette hâte d’en finir :
-Je suis là, maintenant, j’ai répondu à votre missive. Mais il faudrait me dire ce que vous voulez.
La réponse, un silence. Même le vent, qui pourtant soufflait fort en ce matin hivernal, s’était tu. Elle ne parlait pas plus. Détaillait encore son interlocuteur, pour voir à jusqu’où il pourrait lui servir. Tout de souplesse, il préconisait son agilité à la puissance. A en juger par la fine musculature qu’on entrapercevait sous sa tunique, et son manteau, il était déjà rompu à certains des arts marchombres. Intéressant... Elle avait fait le bon choix. Elle en était à présent sûre. Pas un instant Liraï ne pouvait deviner son identité, ni sa voie. Il pouvait tout au plus sentir cette aura de puissance qui émanait en permanence de la jeune fille. Pas de risque, donc. Même les marchombres ne sont pas infaillibles... Après ces réflexions, elle tourna la tête, son regard neutre planté sur le jeune homme, et s’apprêta à prendre la parole. Mais quelque chose la retint. Les consignes de son Maître lui revenaient en tête, vivaces. Masquer sa voix...Mais elle n’en avait pas besoin, dans la cas présent ! Pourquoi s’y forcer alors que Liraï n’était pas un danger ? Non, elle ne le ferait pas. Cette fois-ci, la jeune file ouvrit la bouche. Mais les sons qui en sortirent la glaça. Un son rauque et discordant, une voix déchirée...Non, c’était impossible, ce n’était pas sa voix ! Et pourtant, les sons émis provenaient bien de sa gorge. L’hiver l’avait piégée, elle, alors qu’elle ne le craignait pas. La maladie l’avait infestée, parasite microscopique et imbattable. Quelle honte...Résister au froid, et se laisser avoir par un simple vent coulis...
Tachant de cacher au mieux son effarement, chose rendue aisée par la capuche qui lui masquait le visage, la Mentaï reprit cependant :
-Tu as bien fait de venir. Nous devons nous entretenir de quelque chose de très important.
Le jeune homme semblait de plus en plus déstabilisé, d’autant que la voix rocailleuse qu’il entendit le porta encore plus à confusion. Il alla même jusqu’à tiquer, d’agitation, ce qui provoqua un très léger sourire de la part de Marlyn. Finalement, cette voix allait peut-être lui servir plus encore que ce qu’elle pensait au départ... Très intéressant. Liraï la regardait toujours, et semblait encore attendre, inquiet et circonspect. Quel plaisir que celui d’inspirer la crainte chez les autres, par le simple ton d’une voix...Décidément, l’apprentie Mentaï se dit qu’elle était bien aimable de faire ce qu’elle allait faire. Mais bon. Liraï devait voir son visage, pour lui venir en aide. Elle avait besoin de lui, et l’heure n’était plus aux mystères. D’un geste ample, elle tira une main maigre de sous la cape, et la remonta jusqu’à la capuche. Découvrant son visage torturé, ce masque incroyable qui s’était forgé de lui-même... Le jeune homme, connaissant à présent l’identité de cette silhouette à qui il faisait face depuis lors, en fut abasourdi. Il ne s’attendait sûrement pas à la trouver là, dans cet état...Ce qui arrangeait les affaires de Marlyn. Son interlocuteur, frappé de surprise, lança, le ton glacial, tentant de lui cacher son agitation :
-Qu’est-ce que tu fais là ?!
Quelle question...à laquelle elle ne répondrait pas. Il était trop tôt encore pour lui dévoiler ce pourquoi elle l’avait demandé. En attendant, Marlyn ôta entièrement sa cape, n’étant plus couverte que d’une simple tunique de tissu, s’arrêtant aux épaules. Ses bras découverts se croisèrent, et elle planta son regard dans celui du jeune homme. Il était à présent plus détendu, et elle remarqua qu’il avait la main sur sa manche, ses doigts effleurant le pommeau de la dague qui s’y trouvait. Il était donc méfiant. Encore mieux. C’était tout à son avantage à elle. Mais elle ne parlait toujours pas. Au lieu de ça, la jeune Mentaï fit un infime mouvement des doigts de la main gauche. Un feulement se fit entendre, derrière elle, venant probablement du chaos granitique qui les surplombait. Liraï l’avait senti, et se tendait encore plus. Cette fois, Marlyn poussa un bref sifflement, qui se perdit dans les massifs. Enfin, une masse noire apparut, de derrière un roc décapité par les eaux. Un lynx des montagnes, son pelage profond luisant et parfaitement propre. Il semblait être méfiant, et avançait prudemment. Un animal sauvage, évidemment. La jeune fille tendit la main gauche, qu’elle posa sur la tête du félin, et le saisit par la peau du cou. Devenant agressif, l’animal se débattit violemment, mais la poigne de la Mentaï l’empêchait de s’échapper. Un autre sifflement sortit des lèvres de la prédatrice, les yeux plissés plongés dans les pupilles verticales du lynx. Celui-ci comprit le message, et courba l’échine, dominé. Lâchant son emprise, Marlyn repoussa la bête, qui s’enfuit rapidement, et disparut à nouveau par delà la limite de vision. Sans aucune autre façon, Marlyn pivota, et dit, d'une voix éraillée, qui finalement lui convenait pour son image :
-Il allait t'attaquer.
D'un mouvement ample, qui fit tournoyer sa chevelure ébène, la jeune fille se retourna, et se dirigea vers un aplomb rocheux, non loin. Caressa de la paume de la main la matière dure et rugueuse, sentant du bout des doigts chaque crevasse, chaque fissure. Jetant un bref regard, d'où perçait un doux éclat de folie, élèment final à son masque, elle prit la parole, sa voix toujours aussi rocailleuse :
-Si je t'ai fait venir, Liraï, c'est parce que j'ai besoin de toi. Tu as sûrement entendu les rumeurs qui courent, à l'académie. Je suis devenue hostile à tous ces gens. Comme ils me sont hostiles, d'ailleurs. Suivre les cours m'insupporte, et pourtant j'ai besoin d'acquérir des bases essentielles. Si je t'ai choisi, c'est parce que tu es marchombre. Et j'ai besoin que tu m'apprenne ce que tu sais. C'est vital, et je ne puis l'apprendre là-bas. Es-tu d'accord pour m'aider, Liraï Caldin, ou te fieras-tu aux rumeurs, et te détourneras-tu, comme les autres ?
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