Mon coeur est gravé dans mes chansons [Terminé]

Passer le troisième croisillon sous la boucle déjà faite, tirer le cinquième avec les dents, pas oublier de glisser la perle dans le nœud avant de le serrer, puis remettre tous les brins ensemble, les passer dans le trou, recommencer avec le quatrième croisillon…
Flûte de zut de siffleur mort-né, il avait plus de perles. La poche de son pantalon était aussi vide que la tête de Shawna.  Il avait beau râcler dans le fond des doublures et des trous, il en trouvait plus aucune. Même dans les autres poches. Après, restait la solution de défaire un de ceux qu’il portait au poignet pour récupérer les perles, mais il serait pas assorti.
Et qu’il soit pas assorti, ça, ce serait le pire des crimes. Genre pire que s’il avait pris des fils pas de la même épaisseur. Enfin sauf que ça on pouvait le faire exprès, il le faisait pour certains bracelets, les fils plus fins pour les détails, les gros pour l’armature, quand on complexifiait un peu, ça faisait des trucs jolis. Mais là il en avait commencé un avec les fils de la même épaisseur, alors ça allait pas le faire. Et les perles elles étaient en verre, et lui il portait que des perles en bois.
Mais pour Astragal, des perles de bois ça irait pas. C’était trop peu cher et ça faisait pas précieux.
‘Fin ouais, de toute manière, des perles elle en avait déjà plein.
Il réussirait jamais à l’impressionner avec des perles.
Sauf si les brins étaient pas de la même épaisseur, peut-être…

Assis cul par terre dans le couloir des appartements des résidents, Einar se pencha un peu pour observer les fils à la couleur des torches. Ca faisait des heures qu’il attendait, il avait déjà testé au moins cinq genre de bracelets différents, mais il trouvait pas ZE bracelet. Genre le bracelet ultime, avec des motifs tous neufs, que même les dessinateurs connaissaient pas, avec des couleurs et des matières qu’on avait jamais pensé à associer ensemble.
Il trouvait pas.
Et puis, plus il avançait et retressait à nouveau brins après brins, il était pas sûr que ça ferait un bon cadeau. Astra elle avait déjà plein de bracelets, et puis elle croirait qu’il savait faire que ça, alors que c’était pas vrai. Il savait aussi faire des colliers, et des décorations de fourreaux.
Il pourrait peut-être essayer de faire des sculputres. Des armatures avec des bouts de fer, il pourrait les trouver à la forge, et tisser les carcasses dessus, en forme de petits animaux. Ouais, faudrait qu’il teste ça. Et puis qu’il commence à demander un peu autour de lui si d’autres gens avaient de meilleures idées de cadeaux, parce que là, voilà, il était un peu à court d’idées.

Einar soupira et se tapa l’arrière de la tête contre le mur.
Le temps passait super lentement. Pourtant c’était dingue ça, M’sieur Arro, il passerait forcément dans le coin, pour se changer, pour aller siester, pour aller chercher des affaires, non ? Personne pouvait lui dire où trouver M’sieur Arro en dehors de ses appartements, et pourtant il avait l’air de jamais y aller. En plus on aurait dit que c’était pas ses appartements, malgré le nom marqué à côté.
Ca sentait les fleurs. Et les femmes, en fait. ‘Fin ça sentait un peu le lilas et le parfum de femme, et ça sentait super bon.
Et bon, en toute honnêteté, M’sieur Arro, il avait pas l’air de sentir comme ça, de loin. ‘Fin pas qu’il soit sale ou quoi hein, mais.. voilà, il était trop marchombre pour sentir les fleurs.

Mais s’il le croisait pas là, il le croiserait jamais. Et il voulait croiser M’sieur Arro. Déjà parce que voilà, M’sieur Arro il savait faire plein de pirouettes, et aussi parce que M’sieur Arro, il savait jouer de la flûte de pan, et ça, Einar il voulait apprendre. Jouer d’un instrument de musique, Maman disait, c’était pour les dames nobles, qu’elle disait, quand Sylar avait commencé à apprendre la harpe à son entrée à l’Académie d’Al-Jeit. C’était pour les dames nobles, et du coup, lui, ben il avait jamais appris, pis aussi parce que les instruments, ça coutait cher et que Papa, il pouvait pas, Papa il devait acheter des sacs plein de patates.
Enfin, en fait, c’était pas tout à fait pour ça qu’il était allé voir M’sieur Arro. En fait il savait que M’sieur Arro c’était un ancien ami de Tifen, et du coup, ben ça lui semblait curieux, parce qu’il les voyait jamais ensemble, mais il aurait voulu en apprendre plus. Sauf que Tifen, c’était Tifen, et que Tifen, elle parlait jamais d’avant, ou de manière super laconique.
Pt’être que M’sieur Arro, il pourrait un peu lui raconter, le temps de M’sieur Lleldoryn, tout ça, les grands méchants démons, les borgnes maléfiques, et puis les moments avec Tifen, les passages secrets, tout ça. Il lui parlerait, M’sieur Arro, il était pote de Tifen, et lui, il était l’apprentie de Tifen, ça fait des raisons de se parler, non ?
Et puis il pourrait aussi en profiter pour apprendre à jouer d’un instrument de musique aussi, parce que c’était toujours cool, ça.
Et comme ça, il pourrait raconter tout un tas de trucs inédits aux gens du dortoir après, il adorait raconter des trucs chelous, et des démons, ça personne avait de détails dessus.

Soudain, la porte des appartements grinça. Ca fit sursauter Einar, parce que dans sa tête, les appartements, ils étaient vides de base, ‘fin il avait vérifié, il avait toqué à la porte plein de fois, il avait même regardé par le trou de la serrure, et ils étaient vides.
Oui sauf que là, y’avait deux yeux qui le regardaient autour d’une crinière roussse, pendant une demi-seconde, Einar crut que c’était Astragal. Mais non, il manquait les tâches de rousseur.
Puis la porte se referma brutalement, laissant le silence comme seul compagnon. Einar en avait fait tomber ses perles et ses brins de tissu partout sur le parquet du couloir, et les perfides en avaient profité pour bien se glisser dans les petites rainures immondes où fallait s’esquinter les ongles pendant dix minutes avant de réussir à les en extirper.
Dix minutes, c’était long, quand on est un petit adolescent toujours pressé. Pour se donner du cœur, Einar se mit à siffloter, pas trop fort pour pas que la rousse entende, mais suffisamment pour se regaillardir le cœur et avoir la patience d’attendre encore M’sieur Arro pendant des heures.

- Et Bomon le grand, Bomon d’ombreuse, sa hache tranchant, les gorges ténébreuses, Bomon le riche, Bomon le fier, combat des Ts’liches, combat des mères, mais les mères, non les mères c’est pas bien, le grand Bomon, Bomon le fou, y tuait les petits au sein, au sein, au sein..

Puis sur la chanson de Brûleur la larve géante, et Petit Posh le petit porcher, et d’autres, le temps de ramasser toutes les perles. Les brins de tissu, il avait pas la patience. Et puis n’empêche, cette femme, ça le perturbait. Il savait que M’sieur Arro il avait été marié, mais sa femme elle était morte, non ? ‘Fin c’est ce que tout le monde disait. Si ça se trouvait, c’était un fantôme. Ou alors une poupée vivante. Genre comme dans les histoires, les héros fous dessinaient des poupées de la taille de leur dulcinée morte, et ils faisaient genre. Il adorait ce genre d’histoires Einar, ça faisait froid dans le dos et c’était super glauque et ça filait des cauchemars.
La curiosité piquée au vif, Einar se pencha à nouveau par le trou de la serrure pour tenter d’observer la madame. Comme ça il pourrait voir si elle était en porcelaine ou si elle flottait au dessus du sol.

Il eut à peine le temps de lorgner quelques secondes qu’une masse informe et inconnue lui tomba dessus depuis le plafond.
Depuis.
Le.
PLAFOND.
PLA-FOND.

Sous la surprise, Einar laissa échapper un petit couinement effrayé, mais il n’eut pas le temps de se secouer pour se débarasser de son adversaire qu’il fut retourné comme une tortue amorphe, et qu’il fit son assaillant, ses membres coinçant les siens pour empêcher tout mouvement du Teylus.
C’était M’sieur Arro.
Et ça c’était clair, il sentait pas les fleurs, un peu comme s’il avait couru beaucoup et longtemps.

- Me tuez pas M’sieur Arro s’vous plait j’voulais pas c’est juste, j’croyais que c’était une poupée géante et puis, ça fait six heures que j’vous attends alors si vous m’tuez maintenant j’aurais attendu pour rien, et je peux vous faire un joli bracelet pour me fairepardonneretmetuezpassivousplaitçaferapleurermaman…

Au bout d’un moment, Einar dut compter sur ses doigts. M’sieur Arro lui avait donné l’ordre de répondre à ses questions, mais il les posait plus vite qu’Einar avait le temps de songer à une réponse, et encore moins de retenir les questions dans l’ordre.
Deux, trois… ce qu’il faisait-là, la poupée, les choses à se reprocher, Teylus, la famille... il lui en manquait une, non deux. Pis la manière dont M’sieur Arro le faisait bouger, tournoyer et se pencher de toutes parts était super perturbante, non pas qu’Einar ne soit pas habitué à être balloté un peu partout par tout le monde, au contraire, mais il avait entendu des rumeurs, et puis, il y avait la poupée. M’sieur Arro, c’était un marchombre, et les marchombres, il avaient tous des super-pouvoirs. Et si le superpouvoir de M’sieur Arro, c’était de transformer les gens en poupées et de les faire jouer comme des marionnettes ?
Auquel cas, la main qu’il avait sur son épaule, là, ça le fit flipper un max. D’ailleurs il se sentir devenir un peu plus rigide, il avait l’impression que sa peau était un peu plus lisse qu’avant et que quand ses genous s’entrechoqueraient ça ferait plus un bruit d’os mais un bruits de tasses à thé de M’sieur Eternit.

Dans le doute, Nanar s’écarta un peu pour ne plus être à portée de bras de M’sieur Arro, histoire qu’il puisse pas utiliser plus longtemps son pouvoir sur lui. En espérant qu’il avait pas le pouvoir de transformer les gens en poteries à distance, ça, ça le ferait vraiment flipper.

Les doigts de sa main pliés pour garder en tête les questions, Einar essaya de se remémorer les réponses qu’il devait dire, dans l’ordre.

- Bon, j’vais pas répondre exactement dans l’ordre de vos questions, M’sieur, mais j’ai jamais été très fort pour retenir les listes vous savez… Vous m’tuerez pas hein ?

D’abord, commencer par le plus simple .

- Alors oui j’suis à Teylus M’sieur, tout à fait, mais avant j’étais à Lupus, parait que c’était votre maison aussi Lupus.

Il avait dit ça dans l’espoir de se mettre le marchombre de son côté, peut-être qu’il serait indulgent avec lui s’il sentait qu’il avait un camarade par intérim en face de lui, même si c’était pas tout à fait vrai.

- J’suis pas d’votre famille, par contre, enfin j’crois pas, enfin en fait si ça se trouve oui, j’ai plein plein de famille. Et j’ai rien à me reprocher. Enfin j’suis arrivé en retard au petit déjeuner ce matin sans que M’sieur Krysant le remarque et j’fais des bracelets pour les gens alors qu’on a pas le droit, mais c’est tout, j’suis innocent sinon, c’est la faute à Cérys pour tout le reste.

Il reprit un peu d’assurance en voyant qu’il lui restait plus que quatre questions sur la pléthore, et qu’il était toujours pas mort.

- J’sais faire des couronnes de fleurs aussi, si vous voulez, c’est pas dur suffit de les tresser à la suite en faisant attention, et puis faut choisir les bonnes fleurs dont les tiges sont pas trop rigides.

Une phalange en moins…
Et un trou de mémoire. Ah, oui, voilà, poupée.

- J’vous attendais, M’sieur, c’est tout, j’voulais pas m’introduire dans vos appartements, c’est juste que j’ai vu une grande poupée qui marchait toute seule, et c’est super intriguant, vous savez, même Merwyn Ril’ Avalon il a pas réussi à donner la vie à Vivyan, et il serait jaloux s’il apprenait que vous, vous en étiez capable.

Dernière phalange.

- Et j’voulais vous voir, parce que… euh…

Il avait oublié.
C’était pourtant super présent l’instant d’avant, et il était resté six heures à attendre pour une raison, mais là, maintenant, tout de suite, il avait un vieux, un énorme trou de mémoire aussi grand que M’sieur Guidjek.

- Non non attendez j’suis sûr que j’avais une raison. Genre une bonne et tout. Il trépigna sur place et se macha la peau du pouce pour essayer de s’en souvenir et gagner du temps le temps que sa joueuse remonte voir son premier post pour se souvenir de ce qu'elle avait écrit.

- Ca avait à voir avec Tifen, vous étiez son ami avant et tout et … bah d’ailleurs ça doit être de là que vous m’connaissez, si ça se trouve elle vous a parlé de moi, j’suis son apprenti Nanar. Ah, voilà ! J’voulais vous voir parce que ben… vous êtes son ami et tout, et vous étiez à l’Académie du temps des démons et des sorcières et tout, et j’voulais savoir si genre y'avait vraiment des démons et des sorcières à un oeil et des méchants et des Ts'liches partout et tout.

Einar hocha la tête un peu naïvement. Le marché lui semblait plus qu’équitable, il adorait faire des bracelets et des couronnes de fleurs, et il se sentait super flatté d’avoir quelque chose à apprendre au grand Arro Skil’ Liches, marchombre. Pour lui, les marchombres savaient faire des nœuds maritimes dans les queues de cerise rien qu’en les regardant, donc logiquement, ils devaient savoir faire des bracelets et des couronnes de fleurs.. Mais pas Arro, apparemment. Et être supérieur à un marchombre même dans un domaine aussi trivial que celui des couronnes de fleurs, c’était quelque chose.
En revanche, le reste le dépassait complètement.

Notamment l’incroyable capacité d’Arro à le faire bouger comme il voulait, alors qu’il avait simplement la main sur son épaule, et qu’il forçait pas beaucoup. Il y avait quelque chose dans sa poigne qui liquéfait tous les muscles d’Einar et qui l’obligeaient à bouger comme le Maître Marchombre le désirait. D’une simple pression des doigts, Einar tomba assis par terre, incapable de se décider à se relever par lui-même.

Comme hypnotisé.

En vérité, Einar était juste impressionnable, mais ça le laissait quand même perplexe. Et puis, il ne connaissait pas les secrets marchombres, alors toute action un peu inhabituelle passait pour une technique marchombre avancée à laquelle il n’était pas initié.

- Non M’sieur Arro, Tifen elle est pas marchombre elle est chant—

Mais son intervention passa inaperçue, et il s’arrêta de lui-même quand il comprit qu’Arro parlait du passé. Einar savait que Tifen avait eu des débuts d’enseignement marchombre, mais il aurait jamais cru qu’elle avait suivi la coupe d’un vrai marchombre pendant des années. Est-ce qu’elle savait faire s’asseoir les gens d’une simple flexion des phalanges aussi ? Est-ce qu’elle savait changer l’eau en vin chaud aux épices et au caramel aussi ?

Par contre, quand Arro lui apprit qu’elle savait pas, ou peu, lire et écrire, ça, ça étonna beaucoup plus Einar. Comment pouvait-elle lire le codex de Valen, si elle ne pouvait pas déchiffrer les lettres correctement ? Et puis en étant marchombre chantelame guerrière ninja maître du monde, elle avait forcément maitrisé depuis longtemps les arcanes fumeuses des petits gribouillis sur papier, non ?
Il se promit de l’interroger, et d’y remédier, s’il le pouvait. Un jour qu’ils auraient le temps. Pendant un voyage dans un convoi, par exemple.

Einar savait que la voie des Chantelames, c’était la voie de l’Harmonie, avec un grand H, mais il aurait jamais songé que c’était aussi l’harmonie entre deux voies différentes. Du coup, il devait avoir appris des trucs marchombres, lui aussi. Trop cool. En plus d’en apprendre sur Tifen, il en apprenait aussi beaucoup sur l’Académie en elle-même. Y’avait plus d’élèves du temps des attaques raïs et du coup, personne ne connaissait vraiment l’histoire dans l’ordre, ni avec les faits véridiques.
Par exemple, le fait qu’ils aient combattu un démon, Einar avait toujours pris ça pour des conneries. Les démons ça existait que dans les histoires. Et puis d’abord, pourquoi un démon attaquerait une école ? Après, la question se posait aussi pour les mercenaires du Chaos et les Raïs. Pourquoi s’étaient-ils acharnés pendant des années à combattre contre une école ?

La réponse était stratégique, il se souvenait avoir longuement discuté de ça avec ses amis, et ils étaient arrivés à la conclusion que posséder le symbole d la puissance de Merwyn ainsi que la clef géographique des territoires du nord, ça aidait à préparer l’invasion de l’Empire quand on était un grand méchant. Du moins, ça lui semblait l’explication la plus rationnelle.
Mais il fallait bien admettre que le démon avait existé, puisqu’Arro en parlait avec tout le sérieux du monde.

- Oui, j’connais, tout l’monde connait…

La prise de l’Académie par les mercenaires du Chaos. Sa participation à la « résistance extérieure ». Ils avaient beau avoir aidé à reprendre l’école, il pourrait jamais s’empêcher de considérer qu’ils avaient été le groupe des lâches qui s’étaient enfuis quand les autres étaient restés et avaient été torturés. Il aimait pas se rappeler la prise de l’Aca. C’était la blessure béante de tout le monde, et c’était des moments tristes où des amis étaient morts.

- Ow, sérieux, vous chevauchez la brume ? Mais vous faites comment ? C’est pas solide la brume pourtant. Vous pourrez m’montrer ? J’croyais que c’était qu’une légende aussi, ça. Personne sait vraiment ce que font les marchombres vous savez, et Tifen m’a jamais parlé de chevaucher la brume, même si elle doit sûrement savoir le faire, aussi bien qu’elle fait chanter son sabre.

Comme toujours, Einar ne se laissait pas le temps de respirer. Il avait plein de questions, et comme un gamin demande une autre histoire au conteur, il dressait sa liste d’histoires pour être sûr de pas en oublier. Et puis Arro était un excellent narrateur, il adorait l'écouter et mimer la violence des combats, sauter, bouger comme un marchombre. Il avait vécu ça, et il le racontait avec coeur.

- Le démon existait vraiment, alors, c’est pas des mensonges ? Il était comment ? Et comment vous avez réussi à le tuer ? J’suis sûr que c’est Tifen qui lui a plongé son sabre chantelame en plein cœur, parce que l’Harmonie triomphe toujours du mal, à la fin !

Oh, comme il aurait aimé en être certain… Même naïf et plein d’espérance pour le monde, Einar savait que c’était pas forcément le cas. Pas sans un prix. Ils avaient toujours triomphé, à l’Académie, M’sieur Skil’ Liches avait repoussé les hordes raïs, les démons et les Ts’liches, eux les mercenaires. Mais à quel prix… Des morts, et des trahisons. Et puis, ils n’étaient jamais à l’abri. Maintenant, c’était les nouveaux intendants et les nouveaux gardes qui envahissaient l’Académie. Un genre différent d’ennemi, et il était pas sûr qu’on puisse le vaincre, lui…

Comme un enfant, Einar était plongé dans le récit d’Arro, et ses pupilles suivaient les grands gestes du marchombre en face de lui. M’sieur Skil’ Liches racontait si bien qu’il pouvait presque s’y croire.
Le petit Teylus frissonnait en imaginant un démon posséder sa tête et de servir de son corps pour faire des méfaits horribles. A quoi on ressemblait, si un démon vous hantait la tête ? Est-ce que vos yeux viraient au noir, votre peau devenait grise, est-ce qu’il pourrait vous obliger à tuer tous vos amis…
Brrrr, c’était super horrible. Il fallait AB-SO-LU-MENT qu’il raconte ça à tous ses potes du dortoir Teylus dans une des soirées où ils racontaient des histoires horribles. Sauf que là, ça serait vrai, parce que M’sieur Arro lui aurait raconté.

Frisson bis, en apprenant que même M’sieur Merwyn parvenait pas à le combattre, que même M’sieur Valen, le maître chantelame le plus classe de l’univers juste après Tifen, pouvait pas tuer le démon. Le pire, c’est qu’il n’y avait aucune mention de Tifen nulle part, et ça, ça voulait dire qu’elle avait pas réussi à le tuer non plus. Comment une créature qui était capable de survivre au tout puissant Merwyn et deux meilleurs chantelames du monde pouvait-elle exister ? Ca le terrifiait.
Et puis, du dessin pur… Leurs sabres chantelames pourraient jamais l’atteindre. Et s’il revenait ?

Troisième frisson, en entendant le nom de la sorcière borgne. Elle aussi, il avait plein de légendes dessus. On pouvait pas la tuer non plus, et elle hantait l’Académie et voulait la détruire parce qu’il s’était passé des trucs pas cools, avant, mais personne avait jamais réussi à savoir quoi. Il paraissait même que pendant la prise de l’Académie par le Chaos, elle hantait les cours, au fond de la classe, et que personne s’en était rendu compte. Ca lui avait foutu les pétoches un temps, de se dire qu’il s’était peut-être un jour assis à côté d’une sorcière qui connaissait les secrets noirs du dessin sans s’en rendre compte.

Soit Arro était un conteur hors du commun et maniait les émotions comme personne, soit il semblait vraiment super affecté par tous les évènements, et ça perturbait vraiment Einar. Il était si énergique, si plein d’espoir, et puis, comme lui, il avait super confiance en l’Académie. C’est vrai qu’ils avaient toujours repoussé l’adversité et que tout le monde avait réussi à vivre après tout ça. Même après un démon qui…

Que quoi ?
Hein ?
Oh ma Dame.

Aziel.
C’était le démon.
Ca faisait sens, même si Arro disait que c’était peut-être pas le cas. Ca faisait totalement sens. Personne pouvait être aussi méchant sans être mercenaire du Chaos, ou sans avoir un démon dans la tête. Et s’ils parvenaient à lui extraire le démon de la tête, peut-être que M’sieur Krysant, il deviendrait gentil aussi ?
Dire qu’il s’était retrouvé seul dans son bureau plusieurs fois…


Faudrait investiguer. Faudrait vraiment investiguer. Fallait absolument prévenir les professeurs, les élèves pourraient jamais battre un démon tous seuls. Et puis si le démon était un dessin pur… L’académie était en danger. En très grave danger. Et il voulait pas, ça. Il voulait pas que des gens meurent à nouveau, ou qu’il arrive plein de trucs atroces, pas s’ils pouvaient l’empêcher.

Au moment de se relever lui-même pour commencer à organiser un plan d’attaque avec M’sieur Skil’ Liches, un bruit bizarre se fit entendre derrière la porte. Comme un objet qu’on fait tomber de la table. Les deux hommes tournèrent en même temps les yeux vers l’origine du bruit, et leur regard se croisa quand Einar reporta son regard sur Arro.

- M’sieur…

Il osait à peine la formuler, cette question-là. Il était pas sûr que ça soit correct de la poser.

- J’voulais pas être indiscret du tout mais… comment ça s’fait que vous avez une poupée géante ? ‘Fin, qui bouge et tout. Même M’sieur Merwyn, il a pas réussi à faire ça, y parait.

Alors comme ça, on lui avait menti. Les poupées géantes n’étaient pas possibles. Il faudrait qu’il aille en parler à Elza, quand il retournerait au dortoir. Oh elle lui avait jamais parlé du fait que Arro rangeait une poupée géante douée de vie dans ses appartements, mais elle lui avait plusieurs fois affirmé mordicus que c’était ce que Merwyn faisait, que Dame Vivyan n’était rien d’autre qu’un Dessin de poupée géante et pas une vraie personne. Alors que Dame Vivyan, ça avait été une vraie personne, personne pouvait créer la vie par le Dessin. Il était entré à l’Académie trop tard pour la connaître, mais plein de gens dans les profs et les gardes de maintenant avaient été élèves en ce temps-là et lui racontaient. Bon, ils racontaient aussi plein de conneries genre des sorcières et des fantômes, mais pour dame Vivyan, ils pouvaient pas avoir tort.
Et Einar avait confiance en M’sieur Skil’ Liches, déjà parce qu’il était ami avec Tifen, ensuite parce qu’il était le maître d’Ichel, et enfin parce qu’il lui avait jamais menti jusque là. En fait, il lui avait donné un élément majeur de résistance contre Aziel. Maintenant qu’ils savaient que c’était un démon réincarné, ils pourraient essayer de l’exorciser ou de le détruire plus facilement. C’était plus facile de détruire M’sieur Krysant si c’était pas un humain, parce que sinon il aurait été complètement inhumain comme humain.

Einar hocha la tête à l’injonction d’Arro, pour certifier qu’il ne croyait plus aux poupées magiques, aux dessins doués de vie et à toutes ces bêtises sans fondement aucun.

A son plus grand étonnemment, le marchombre embraya sur les rumeurs concernant sa femme. Einar les avait entendues aussi – il avait entendu trois fois toutes les rumeurs qui circulaient à l’Académie et étaient à l’origine de la moitié d’entre elle- mais il voyait pas le rapport. Il avait cru pendant très longtemps et jusqu’à maintenant que la femme d’Arro était bien dans les victimes de la prise de l’Académie par les Mercenaires du Chaos. C’était pas si surprenant, beaucoup de gens avaient perdu la vie pendant cette horrible période, et tous les prisonniers n’avaient pas survécu… Mais Arro le classait au rang de rumeur sans fondement, et ça le perturbait beaucoup.
Avec un temps de retard plus grand que la moyenne des gens doués d’un cerveau, Einar fit le rapprochement entre ce dont ils étaient en train de parler et …
Oh.

Il était vraiment, vraiment idiot. Et il se sentait comme le dernier des ingrats et des rustres. Et comme le dernier des impolis et des lourdauds. Il avait pas pensé une seule seconde que ça pourrait être son épouse… la mort avait quelque chose de profondément irrémédiable dans les yeux d’un enfant, et sa mémoire avait tendance à effacer les morts le plus possible, à ne plus les prendre en compte, par réflexe. Il pouvait continuer à être insouciant s’il oubliait de penser à Hestia pendant plus d’une journée, s’il oubliait de penser à Valen qui avait disparu, s’il oubliait de penser à tous ces gens qui faisaient partie de leur passé et dont, à sa grande honte, il voulait pas se souvenir trop souvent parce que ça le rendait triste.

Mais Kushumaï était vivante. Et elle était dans ses appartements, en ce moment. Elle avait survécu, et grâce aux miracles de M’dame Luinil, c’était une tragédie en moins. Comme un fantôme, mais en beaucoup mieux. Einar regarda Arro sous un autre jour, il avait toujours vu en lui le marchombre un peu bizarre qui avait été là depuis des temps immémoriaux, perdu sa femme et combattu des démons, et il paraissait beaucoup plus… humain ?
C’était un mort de moins, et c’était un mort en moins qui faisait d’un veuf un mari. Ils avaient parlé de sorcières, de démons, de morts, de tout un tas de légendes terribles, mais la légende qu’il croyait la plus forte s’avérait être une simple vérité : Kushumaï était vivante.

Ca le fit aussi se rendre compte qu’il était resté trop longtemps, et qu’il avait posé trop de questions, dont beaucoup de questions indiscrètes. Ca le fit se rendre compte que depuis tout à l’heure, Arro Skil’ Liches essayait de rentrer dans ses appartements pour voir sa femme, qui avait survécu à des mois de confrérie et à encore plus de mois d’enfermements, et qu’il le retenait avec ses questions idiotes.

- Promis M’sieur. J’répéterai plus de rumeurs aux autres si elles sont pas vraies.

Il se releva et épousseta la poussière du couloir de son pantalon. Il se sentait un peu penaud, mais un peu rassuré aussi que M’sieur Skil’ Liches l’avait pas engueulé pour son manque clai de tact. Il aurait très bien pu l’envoyer balader, il aurait très bien pu lui dire qu’il était occupé et entrer dans ses appartements en lui claquant la porte au nez. Au lieu de ça, il avait supporté Einar jusqu’au bout et lui avait raconté plein d’histoires concernant l’Académie avant eux.

- … J’dois me taire au sujet de votre femme ? Si personne est au courant…. J’peux vous donner ma parole.

Un sourire aux lèvres, Arro lui répondit quelque chose de bref et de rassurant, dont la teneur secrète qu’Einar ne perçut pas sonnait comme un « Va et prêche la bonne parole, mon Xdenfant ! Détruis les rumeurs fausses par ta voix, FUS RO DAH ! ». Einar était une commère insatiable, et quitte à ce qu’il répande des rumeurs, qu’il répande au moins la vérité.
Et puis dans ce cas précis la vérité était tellement plus belle…

Einar le salua plusieurs fois et le remercia encore plus, ce qui aurait pu énerver n’importe qui, et prit la direction des dortoirs. Quelque chose lui trottait en tête sans qu’il arrive à mettre le doigt dessus. La prochaine fois que tu entends des rumeurs, avant d’en tirer des conclusions hâtives, tu vérifieras la source. Pourquoi ça aurait du déclencher un raisonnement dans sa tête ? Arrivé au bout du couloir, en proie à des réflexions intenses sur le sens profond de ces paroles marchombres profondes, Einar eut la révélation.

- M’sieur, l’Intendant c’est vraiment un dé—

Il s’était retourné pour poser cette dernière question.
Le couloir était vide.