Mon coeur a bien plus de droiture que ce vulgaire traine-misère [Terminé]

Aziel tapota des doigts nerveusement sur le bois de son bureau.
Cet insolent garnement d’Ultrond était en retard.
De quatre minutes.
Maintenant cinq. Les yeux d’Aziel faisaient des aller-retour entre son petit sablier d’appoint et la petite pile de lettres auxquelles il devait répondre. Ce retard de quatre minutes de son homme à tout faire était insupportable et risque de chambouler complètement son emploi du temps de l’après-midi.
Pris d’impatience, il saisit son encrier et se mit au travail malgré tout. Plutôt faire cela par avance plutôt que d’attendre plus longtemps ce Shaokys, qu’il avait envoyé lui retrouver dans les archives de l’Académie les registres des stocks des dix années précédentes. Il avait espéré ainsi gagner du temps, et après tout, ce môme était là pour ça.
Miss Hil’Guidjek lui avait expliqué la situation. Le sieur Shaokys Ultrond avait été envoyé à l’Académie de Merwyn pour purger ce que l’Empereur avait la lubie d’appeler une « peine de redressement ». Basiqument, il devait lui servir de factotum et suivre les cours, ce qui était censé le dévier de ses très mauvaises mœurs.  Mœurs qui pourtant avaient l’air de s’aggraver depuis son arrivée à l’Académie. Néanmoins, consciencieusement, Aziel se servait de lui tous les jours, en sa qualité de factotum, et espérait que par la lourde charge de tâches qui pesait sur le jeune homme, il parviendrait à lui inculquer les bonnes manières.
Ou dans le pire des cas, à gagner du temps. S’il n’avait pas à chercher lui-même les volumes dans les archives, il pouvait se consacrer à un autre registre en attendant que ceux-ci lui soient acheminés.
Le problème étant que Monsieur Shaokys Ultrond avait maintenant SEPT minutes de retard. Aziel lui avait donné une heure pour tout compiler et lui rapporter, et il n’en avait même pas été capable.
Il lui faudrait le sermonner copieusement. Pour ça, et pour toutes les autres choses. Car Aziel n’était pas né de la dernière Dame. Il connaissait tous des agissements dépravés de ce petit imbécile qui se croyait au dessus des lois, et n’attendait plus qu’une seule occasion : le coincer la main dans le sac. Pour l’instant, ce qu’il savait était de seconde main, des témoignages d’élèves anxieux d’entrer dans ses faveurs, mais ça ne serait pas suffisant.

Et évidemment, le sieur Cil’ Eternit qui avait décidé de chambouler l’intégralité de ses plannings en faisant une attaque la veille. Comme s’il avait besoin d’un professeur moribond dans les pattes alors qu’il y avait tant à faire. Il faudrait lui trouver un remplaçant, car il était évident que Cil’ Eternit ne serait pas à même de professer pour quelques semaines.
Si Aziel ne lui portait pas quelque estime, il l’aurait renvoyé séance tenante. Mais il avait trop de respect pour ce scholiaste avec qui il avait déjà travaillé durant une dizaine d’années à l’Académie d’Al-Jeit.
Juste, ça tombait extrêmement mal. Et personne n’avait la pointure pour remplacer Duncan Cil’ Eternit en matière d’histoire alavirienne.

- Ah, Monsieur Ultrond… ce n’est pas trop tôt, commenta-t-il d’un ton glacial en voyant le jeune homme entrer, suivi d’un nuage de poussières et de quelques parchemins sous les bras. Posez-ça là, énonça-t-il en désignant une table basse près de la porte. Non, ne vous eclipsez-pas si vite, jeune homme.

La porte, que cet imbécile avait ENCORE oubliée de refermer en entrant dans la pièce, claqua dans un coup de vent généré par les spires du sire Ril’ Krysant. S’il était une chose de l’Imagination dans laquelle il était passé maître, c’était la création de coups de vents destinés à fermer des portes. A ce niveau-là, il était désormais imbattable. Plus jamais n’aurait-il à souffrir qu’une porte reste ouverte en sa présence.
Il se leva pour aller inspecter les parchemins d’un œil critique.

- Est-ce là tout ? questionna-t-il, le ton plus sec qu’un désert. Il n’y a là que les archives de deux dernières années, et encore, incomplètes… Pourrais-je savoir à quel jeu vous avez l’impression de jouer, jeune homme ? Et cette pliure sur ce rouleau-là, vous allez me faire croire qu’elle était là avant que vous ne mettiez vos sales mains dessus ? Ne comptez-pas vous en tirer à si bon compte… Assis.

Le jeune galapiat s’exécuta de mauvaise grâce, et Aziel se redressa de toute sa hauteur, drapé dans sa fureur calme, et son mépris glacial.

- Je ne sais pas ce que vous entendez prouver par votre médiocrité, monsieur Ultrond, mais ici, vous n’impressionnez personne. Il me suffirait d’une lettre pour vous envoyer en prison… ou bien transférer votre père dans les oubliettes les plus sombres de l’Empire. Je ne tolérerai pas que pareille engeance sévisse au sein de ses murs. Je ne vous ferai pas le plaisir de vous renvoyer, puisque vous cherchez manifestement à l’être.

Il s’interrompit suffisamment longtemps pour fusiller son factotum inutile du regard, et reprit.

- Je ne tolérerai plus le moindre écart de votre part. Que ça soit en ma présence, lorsque je vous donne un ordre… ou bien dans votre vie à l’Académie de Merwyn. Que vous vous dépraviez, cela m’est égal. Mais que vous entrainiez les autres dans votre dépravation, je ne saurai le souffrir.Son regard suffisait à faire comprendre au jeune homme qu’il était au courant de ses agissements des derniers jours, en particulier en ce qui concernaient les jeunes élèvEs qu’ils séduisaient à tour de bras. Me suis-je bien fait comprendre, monsieur Ultrond ?

Les machoires d’Aziel se crispèrent.
L’insolence de Monsieur Ultrond dépassait vraiment toutes les bornes d’ici à l’île du Destin.
C’était décidément trop.
Mais il devait se contenir.

Il était l’Intendant de l’Académie de Merwyn, après avoir été Intendant de l’Académie d-Al-Jeit pendant plus de quinze ans, grand Maître de la cour des comptes, proche de l’Empereur, et digne descendant de la famille Ril’ Krysant.
Il ne POUVAIT pas perdre son sang-froid devant une pareille engeance. Une rotûre de premier ordre, dépravée par une vie de luxure, un exemple parfait de l’échec d’un père à éduquer son enfant dans les bonnes mœurs voulues par la Dame et son Héros. Une râclure de bas étage prête à tout pour se prouver à lui-même qu’il était autre chose qu’un moins que rien. Quelqu’un de profondément indomptable, à l’âme irrémédiablement viciée.
Même Aziel Ril’ Krysant serait incapable de le remettre sur la bonne voie, s’il y avait jamais été un jour. Accepter cet échec lui en coutait, mais moins que de garder son sang froid.

Son ton se fit doublement plus glacial qu’auparavant, son œil d’autant plus méprisant pour ce petit fat qui tentait de jouer dans la cour des grands.

- Contrairement à vous, Monsieur Ultrond, il se trouve que les autres élèves ont choisi d’apprendre dans cette Académie et ne sont pas simplement ici pour purger une peine correctionnelle. Par conséquent, il est de mon devoir de les prévenir contre les luxures que vous semblez vouloir semer sur votre passage, quand bien même je n’ai aucune obligation envers VOTRE éducation.

Son regard polaire scannait Shaokys de la tête aux pieds, pour l’empêcher de l’interrompre. Il semblait en avoir manifestement envie, ce qui n’était pas pour plaire au psychorigide Aziel Ril’ Krysant.

- Les élèves de l’Académie se sont engagés à suivre non seulement le Règlement, qui s’applique aussi à vous, mais également le code d’honneur et les mœurs de Merwyn que nous tâchons de leur enseigner. Vous ne leur rendez donc aucun service avec vos.. frasques, monsieur Ultrond.

Quant à sa dernière pique, ouvertement destinée à le déstabiliser et à l’énerver, Aziel n’en avait cure. Il n’avait jamais eu ce souci d’être apprécié de ses élèves ou de ses collègues. Il ne cherchait que le respect dû à la hiérarchie, la reconnaissance de ses qualités, et l’obéissance. Principalement l’obéissance. Il avait obéi lui-même à la hiérarchie toute sa vie, et cela lui avait toujours permis de mener la vie la plus droite possible. Maintenant qu’il était dans une position hiérarchie où il était désormais obéi, il comptait que cela se passe le mieux possible.
Et le plus souvent possible.

- Gardez votre insolence pour vous, Monsieur Ultrond, elle ne sert qu’à vous rendre ridicule.

Il porta les rouleaux à son bureau et se mit à les déployer les uns après les autres pour en vérifier le contenu. Non seulement il manquait les trois quarts des archives demandées, mais de plus, la moitié des documents n’avait strictement rien à voir avec sa requête. Le Sieur Ultrond n’aurait pas pu échouer plus lamentablement que cela à accomplir une tâche à la hauteur de n’importe quel enfant de huit ans.

- C’est la votre, de … « popularité », qui risque de fortement chuter dans les prochains jours, quand les élèves de cette Académie apprendront que vous êtes consigné au rangement des archives de l’Académie jusqu’à ce que vous soyez capable d’aller me chercher n’importe quel document qu’il me plaira en moins d’une DEMI heure. Car à l’évidence, si vous n’avez même pas été capable de remplir une mission aussi simple, ça ne peut être que parce que les archives étaient dérangées au point que même votre génie n’a pas pu trouver les documents adéquats. Il ne peut en aucun cas s’agir d’une grossière incompétence de votre part, n’est-ce pas ?

Aziel haussa un sourcil.

- Vous avez fini ? … Bien.

L’insolence de Shaokys Ultrond méritait punition, et il y veillerait personnellement. Néanmoins, des dizaines d’années d’expérience lui enseigaient que rien ne fonctionnait mieux que l’indifférence dans des cas comme ça. Qu’il s’époumone tant qu’il pouvait, le petit imbécile. La jeunesse était gonflée d’insultes et de belles paroles, mais était inutile dans tous les autres domaines.
Mettez une rapière dans les mains de ce Ultrond, et il serait probablement en mal de vous démontrer qu’il savait s’en servir, contrairement à Aziel Ril’ Krysant. Mais là n’était pas le problème.

Les calomnies des élèves, fausses ou vraies, ne l’atteignaient pas non plus. Encore moins celles qui avaient attrait à son physique, purement gratuites.

Aziel lissa les rouleaux de parchemins en y apposant des cales aux quatre coins et s’affaira quelques minutes à les trier. Il en fit deux piles, une avec les sujets qui ne le concernaient pas et que Monsieur Ultrond devrait rapporter, et une autre avec les archives demandées, qu’il sous-divisa encore en cinq piles en fonction des listes.

- Vous me ferez le plaisir d’aller reporter ceci là où vous les avez trouvées. Les archives de la bibliothèque ne sont que deux étages en dessous de nous, ce qui signifie que vous n’avez pas besoin de plus de cinq minutes aller-retour.

Le jeune imbécile était déjà à moitié parti avec les papiers sous les bras, quand Aziel le retint.

- Attendez. Vous reviendrez ici directement, et j’aurai fait votre planning pour la semaine. Car en effet, vous avez une semaine pour ranger les archives, du matin jusqu’au soir. La deuxième semaine sera consacrée au rangement des uniformes dans la grande buanderie ainsi qu’au nettoyage des latrines.

Aziel lui désigna la porte.

- A tout de suite, Monsieur Ultrond.

Pendant ce temps, il écrirait ce planning, ainsi que son rapport concernant le jeune homme à l’autorité d’Al-Poll. Si ce godelureau persistait sur cette voie, il écrirait également une lettre au Seigneur d’Al-Poll concernant le père de l’enfant.

- Non, monsieur Ultrond. Vous commencez votre semaine de rangement maintenant.

Le regard de Shaokys fut pour lui une petite victoire, néanmoins Aziel ne s’autorisa pas l’ombre d’un sourire. Il ne souriait pas souvent, et jamais au travail. Son travail n’était pas un plaisir, et s’il l’effectuait avec un sérieux, un dévouement et un investissement digne de louanges, il refusait d’y prendre le moins de plaisir personnel. Il prenait plaisir dans la poésie, dans les lectures qu’il s’accordait dès lors que la journée était terminé, mais il ne prenait aucun plaisir dans les archives des caisses de céréales… ou dans l’élaboration des plannings de son factotum.

- Si vous approchez de cette table, vous y verrez votre planning. Néanmoins, puisque vous ne vous décidez pas à bouger, je dois donc en déduire que vous avez un don de prescience supérieur au commun des mortels et que vous le connaissez déjà par cœur. Dois-je le ranger ?

Il sentait que le jeune homme brûlait de continuer ses insolences et de jouer à ce jeu. Néanmoins, Aziel n’effectua pas un geste.

- J’attends de vous chaque soir un rapport précis et détaillé de vos tâches de la journée. Vous trouverez avec votre planning une estimation globale de ce qu’il vous est possible d’accomplir du lever au coucher du soleil. D’autant que les jours rallongent, comme vous le savez. Vous devriez donc excéder mes attentes.

Oui, Aziel avait fait tout cela en un peu plus de cinq minutes. Il n’avait pas travaillé quinze ans à l’Académie d’Al-Jeit, l’Académie la plus prestigieuse de l’Empire, pour rien. LUI, il était efficace.

- Je me doute que vous ne brûlez que de ne pas respecter ce planning, ce qui serait dommage puisque j’ai pris sur mon propre travail pour vous l’élaborer. Mais comme vous possédez des dons de prescience hors du commun, vous savez qu’au moindre écart, une lettre, elle aussi rédigée sur mon temps de travail, sera envoyée au Seigneur d’Al-Poll concernant la peine de votre père. Vous ne voudriez pas me faire perdre mon temps, n’est-ce pas ?