Quand deux Primats se retrouvent [Terminé]

- Pourquoi attendre l’année prochaine, quand il reste tout une semaine pour que l’eau noie la terre et engloutisse jusqu’au le ciel, cher ami ! salua Duncan à son tour en invitant son collègue Locktar à entrer dans ses appartements.

A vrai dire, Duncan revenait tout juste de la salle commune des Aequor, où il commençait à prendre l’habitude de passer régulièrement. Cette nomination à la tête de la maison Aequor avait été un grand honneur. Certes, Jehan lui avait avoué, voilà un moment déjà qu’ils dînaient ensemble, y songer depuis un moment, et il ne lui avait plus manqué que l’occasion pour ce faire. Duncan avait néanmoins feint la surprise et n’eut pas beaucoup à se forcer pour faire transparaître sa joie.
Les élèves d’Aequor comptaient pour ses élèves préférés, les plus gentils et les plus assidus lors de ses cours. Jamais n’avait-il eu à lever la voix pour réprimander un élève d’Aequor, tandis qu’il devait souvent intervenir pour faire taire un agité Kaelem ou bien un téméraire Teylus. Ceci étant, il aimait tous ses élèves, et les maisons n’étaient qu’un moyen fictif d’alimenter la compétitivité entre les élèves.

Il revenait donc de la salle commune des Aequor. Il aimait s’y rendre, et faire connaissance avec les élèves qu’il ne croisait pas nécessairement dans tous ses cours. C’était toujours un plaisir que de se poser dans leurs fauteuils bleu céruléen et de parler des autres professeurs, des cours, ou bien de la vie personnelle de tel ou tel élève. Il affectionnait en particulier Gwëll Yil’ Sleil pour sa gentillesse et sa fragilité apparente. Plus que tous les autres élèves, il éprouvait pour elle un sentiment tout paternel.
Et ce que Locktar ignorait sans doute, puisqu’il venait lui-même de l’apprendre, c’est que la jeune Gwëll avait pris la grande résolution de prendre les rênes de la maison Aequor et d’essayer de revenir dans la course aux points. Elle s’était particulièrement distinguée dans le cours d’équitation du matin-même.
Si bien que Duncan affichait la même confiance en la maison Aequor que Locktar pour la maison Teylus. Néanmoins, cela ne les empêchait pas d’être amis.

- N’êtes-vous donc pas passés devant les Sabliers ce matin, Locktar ? Mon armée d’Aequor est bien plus féroce que vous n’avez l’air de le penser ! fit-il sur le ton de la plaisanterie.

En effet, le retard abyssal d’Aequor s’était considérablement réduit dans la matinée grâce à l’action d’une poignée de résistants vaillants, et cela avait étonné beaucoup de Teylus et de Kaelem, qui se battaient exclusivement entre eux pour la coupe. La semaine qui suivait promettait d’être palpitante, pleine de rebondissements.
Fatigante pour ses vieux os, aussi, mais il pourrait toujours aller se ressourcer en buvant le thé chez son ami proche Jehan, quand bien même celui-ci paraissait soucieux ces derniers temps. Faut dire qu’avec la coupe des maisons qui approchait de son terme, le pauvre avait un boulot monstrueux pour arriver à tenir les points à jour. Duncan ne pouvait pas lui en vouloir, et essayait de se faire le moins imposant possible pour ne pas le gêner dans tout ce courrier et tous ces comptes.

- Tenez, regardez – il lui désigna une étagère où les livres avaient été repoussés de part et d’autre pour laisser une place d’honneur – vous ne trouvez pas que la Coupe des trois Maisons irait très bien sur cette étagère ?

Il plaisantait bien sûr. Pas sur la possession de la Coupe, il était plus que déterminé à remonter Aequor par tous les moyens possibles, mais si les Aequor devaient gagner, il leur céderait la Coupe dans leur dortoir, où elle avait bien plus sa place que dans ses appartements, surtout qu’il n’était primat d’Aequor que depuis quelques jours.

- Mais trève de tout ceci, nous verrons bien le moment venu, et je ne vous considère pas mon ennemi en dehors de cette petite compétition. Comment se porte votre charmante épouse ? J’ai entendu qu’elle était quelque peu… incommodée ? demanda-t-il sur un sourire entendu.

Il se faisait peut-être des idées, mais son expérience de la vie lui dictait qu’un jeune couple marié depuis peu dont l’épouse souffrait de nausées quelques mois après ne pouvait signifier qu’une seule chose.. Et cette chose lui ravissait. Après tout, il ne rêvait lui-même que d’être entouré de joyeux bambins assis sur ses genoux à qui raconter des légendes tout au long de la journée. Mais c’était faire de doux rêves que d’imaginer ça.

Il le savait !
Le sourire de Duncan s’agrandit notablement lorsque Locktar confirma ses doutes. A vrai dire, il rayonnait. Il valait mieux entendre une heureuse nouvelle que d’apprendre qu’Edel était frappé de quelque mal incurable qui pouvait mettre sa vie en danger. Oh, certainement, l’attente d’un enfant était tout aussi dangereux, mais ils étaient proches des rêveurs, et puis Edel était fille de guerriers, elle ne se laisserait pas abattre pour si peu. Il n’y avait pas de raison de s’inquiéter, vieille branche, se morigéna mentalement le professeur de légendes et de lettres.

Néanmoins, il se rappelait une discussion qu’il avait eue avec Edel sur les remparts de l’Académie. Ils avaient évoqué à ce moment-là la possibilité d’avoir des enfants ; il se rappelait surtout la gêne d’Edel, son hésitation, ses craintes. Elle ne lui avait pas semblé qu’elle souhaitait des enfants à cette époque là, quelques semaines auparavant. Aurait-elle changé d’avis ?
Aurait-elle cédé à contrecoeur ?aux instances de Locktar, dont il savait également que la chose qu’il souhaitait le plus au monde était de fonder une famille ?
Bien sûr, il se gardait bien de faire toute remarque, ne sachant pas exactement de quoi il en retournait, mais si cette heureuse nouvelle n’était pas ce qu’Edel souhaitait, cela pouvait être dangereux pour leur relation, dans l’esprit du vieux professeur. Comment pouvait-on élever correctement des enfants que l’on n’a pas vraiment souhaités ?
Il se promit de tirer ça au clair avec Edel pour se rassurer lui-même, au pire lui servir de réconfort, d’épaule amie sur laquelle appuyer ses inquiétudes.

- Toutes mes félicitations, mon ami ! Je ne peux qu’imaginer à quel point vous devez être heureux, vous me disiez encore il y a quelques jours à quel point vous souhaitiez des enfants ! reprit-il d’un ton enjoué, ce ton chaleureux qui le caractérisait si bien.*

Qu’Edel refuse de lâcher prise avec ses nombreuses tâches, Duncan pouvait le comprendre. La jeune femme éprouvait toutes les difficultés du monde à déléguer la moindre tâche, craignant qu’elle ne serait pas faite correctement si quelqu’un d’autre s’en occupait. Mais en fin de compte, elle se rendrait bien compte qu’il lui faudrait rendre les âmes, quand la grossesse la fatiguerait au moins de se mettre en danger…
Mais mieux ne valait pas penser à ces éventualités néfastes.

- Je m’efforcerai également de lui enjoindre de se reposer, alors, peut-être qu’à nous deux, nous parviendrons à l’astreindre au repos ! Vous avez votre autorité de mari, moi avec mon autorité de vieux sage, termina-t-il sur le ton du rire.

Il n’avait certes jamais eu la chance d’avoir une épouse enceinte à ses côtés, mais lorsqu’il avait vécu à Al-Jeit, nombre de ses connaissances, collègues et anciens amis avaient fini par fonder une famille, et ce n’était pas la première fois qu’il prenait part à ce genre d’évènements comme présence amie. Cette fois-ci, cependant, il n’avait plus trente ans et le cœur lourd de jalousie, non au contraire il était honnêtement heureux pour ces deux personnes qui comptaient parmi ses proches à l’Académie de Merwyn.

- Amir est-il au courant de la condition de votre épouse ? Peut-être pourrait-il vous aider aussi, et organiser l’emploi du temps d’Edel de manière à ce qu’elle puisse se ménager. Et d’ailleurs, quand peut-on espérer cette heureux évènement ? Avez-vous déjà tous les deux réfléchi au nom que vous donneriez à votre enfant ? Vous devriez prévenir notre cher Intendant, qu’il puisse faire les dispositions nécessaires !

Duncan posait des questions avec l’agitation et la passion d’une vieille dame qui attendait la venue au monde de son premier petit-fils. Bien qu’il ne fut le père ni d’Edel ni de Locktar, leur différence d’âge n’était pas assez importante, il ne les aimait néanmoins pas moins.
Tout comme la nouvelle de petits bambins courant dans les couloirs de l’Académie le ravissait, lui qui n’avait jamais eu la chance de pouvoir contempler un enfant de son propre sang.

- Tant mieux tant mieux, si Amir peut être d’un grand secours, murmura-t-il à part lui-même.

A vrai dire une des phrases de Locktar avait répondu en écho dans son esprit à un vieux doute qu’il avait eu à un moment et qu’il avait oublié depuis, avec tous les évènements qui s’étaient produits entre temps. La proximité entre Edel et Amir. Le fait que, comme Locktar le disait inconsciemment si bien, « il cotoyait sa femme presque plus que lui ».
Toutes les fois qu’il accompagnait Edel dans ses rondes, il était là, en sentinelle, prêt à répondre à n’importe lequel des besoins de sa supérieure, ou lui prodiguant ses conseils et ses rapports les plus exemplaires. Et toujours, elle le regardait avec cet air de sérénité profonde qu’on ne peut avoir qu’envers les gens en qui on place une confiance absolue. Elle reposait tellement sur le jeune et compétent Amir, et lui semblait toujours vouloir lui être plaisant, et que de sourires complices, presque gênés, ils s’échangeaient…

Mais Locktar ne devait rien suspecter, sans quoi Duncan serait au courant. Et puis il ne revenait pas lui, vieux fou solitaire, d’émettre le moindre doute sur le mariage de son ami, alors qu’à peine quelques mois s’étaient écoulés. Mais il était également l’ami et confident d’Edel, il avait entendu ses doutes, ses peurs à elle, la peur que Locktar veuille une famille tout de suite alors qu’elle ne se sentait pas prête, parfois même elle évoquait sans vraiment s’appesantir dessus leurs querelles… Se pouvait-il qu’elle ne soit enceinte qu’à contrecœur ?
Le Maître d’armes rayonnait tellement d’une joie pure et candide qu’il ne devait sans doute pas envisager qu’on puisse ne pas vouloir de famille sitôt après le mariage.

Mais oui, laissons Jehan dans ses papiers et les doutes au placard, ce n’était sans doute pas pour se voir contrarié dans ses projets que Locktar était venu le voir, et Duncan n’avait certainement aucune envie de jouer le rôle des rabats-joie dans un moment de bonheur pareil.

- Un rôle… ? laissa-t-il échapper, circonspect mais soudain très profondément intéressé.

Il se souvenait avoir promis à Edel quelque chose, voilà bien des semaines, alors qu’ils étaient sur les remparts, c’était de s’occuper de ses enfants si jamais un jour il lui arrivait malheur alors qu’elle avait déjà fondé une famille.. Mais Locktar ne pouvait pas être au courant, Edel ne lui aurait sans doute pas parlé d’une promesse aussi sombre et qui ne devrait sans doute jamais se réaliser.

Son papy d’Al-Poll.
Son grand-père, en quelque sorte.
L’idée mit quelques secondes à atteindre le cerveau de Duncan, à s’y installer, à y déclencher des conséquences, voire des réactions. Aussi, pendant quelques secondes, il resta coi, la bouche entrouverte et les yeux vides, à regarder Locktar.
La seconde d’après, il lui avait presque sauté dans les bras.
S’était finalement retenu en cours de route pour finalement se contenter de claquer ses deux mains sur les épaules de son ami en signe de son contentement et de lui prendre la main fermement pour le faire tournoyer avec lui de joie. Il était tellement, tellement heureux à son tour. Il allait être grand-père ! Pas vraiment vraiment grand-père, mais grand-père quand même ! Et de quel enfant ! Aussi fort que ses deux parents il serait sans doute, mais grâce à la supervision de son papy d’Al-Poll, il aurait autant de cervelle que de muscles, de quoi faire pâlir d’envie toute la Citadelle des frontaliers.


- Ah, Locktar, mon ami, vous venez de faire le bonheur du vieil homme que je suis ! Evidemment que j’accepte, enfin ! Grand-père, vous rendez-vous compte ? Je me montrerai mille fois à la hauteur de cette tâche, soyez en sur !

Dire que Duncan était sur un petit nuage était peu dire.

- Enfin, ne nous emballons pas, il reste encore plusieurs mois d’attente, et puis des choses fâcheuses sont si vites arrivées… il se rembrunit un peu, malgré ses yeux toujours pétillants. Ah, par la Dame, il me faudrait trois autres vies pour vous rendre la faveur que vous venez de me faire, mais sachez bien que s’il y a dès maintenant quelque service que je puisse vous rendre en contrepartie, je suis votre humble serviteur.

Il s’inclina légèrement, avec humour et légèreté, devant cette grande armoire à glace de Locktar Guidjek, qui le considérait d’un œil un peu interdit.

- Vous avez la bénédiction pour faire autant d’enfants que vous voulez, des dizaines-même, si j’ai la joie de les voir trottiner dans mes pattes de temps à autre. Faites, faites donc !

- Restez assuré que l’éducation de votre enfant sera ma priorité dès qu’il sera en âge de nous comprendre, mon ami.

Il en ferait sa priorité et son plaisir. Evidemment, il avait perdu l’habitude d’enseigner à de jeunes enfants, et il lui faudrait sans doute demander le conseil de ses collègues restés à la capitale. Après tout, il avait toujours été professeur dans une Académie de jeunes adultes, et les méthodes étaient radicalement différentes que lorsque l’on s’adressait à un enfant.
Mais il avait souvent eu l’occasion de croiser ses neveux et nièces lorsqu’il rendait visite à sa vieille sœur, aussi n’était-il pas complètement désemparé en présence d’enfants.
Ce qu’il pouvait avoir hate !

Grand-père. La dénomination lui trottait dans la tête. Il était en âge d’être grand-père, après tout. S’il avait eu la possibilité de se marier… Il aurait probablement des petits enfants à lui à ce jour. Mais il valait mieux éviter de ressasser le passé. Plutôt se concentrer sur son futur rôle !
Nul doute, il n’arriverait plus à se concentrer de l’après-midi. Il avait pourtant des cours à préparer et des lettres à envoyer à ses confrères, mais… tout cela semblait bien futile, maintenant.

- Tant que vous trouvez le bon compromis pour être heureux tous les deux, c’est tout ce que nous pouvons souhaiter des Dieux. Et puis, qui sait si elle ne changera pas d’avis ? Oui, trinquons, trinquons cher Locktar !

Il dut pourtant rectifier :

- Mais vous savez sans doute que je ne supporte pas l’odeur de l’alcool, aussi serai-je bien en peine de vous proposer une boisson alcoolisée pour trinquer. Du jus de pêche vous irait ? Je sais que vous n’aimez pas spécialement le thé… Voyons, qu’ai-je d’autre…Ah, je retire ce que j’ai dit, j’oubliais cette vieille bouteille de vin que l’on m’a offert il y a longtemps. Tenez !

Il se servit un verre de jus d’abricot et tendit un verre de vin plein à Locktar, puis ils entrechoquèrent leurs coupes.

- A la santé d’Edel, à celle de votre enfant, et à la votre, Locktar !
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[RP terminé o/ ]