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| Au théâtre de nos désirs [Inachevé] | |
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Messages : 1576 Inscription le : 12/08/2007
| Sujet: Au théâtre de nos désirs [Inachevé] Mar 16 Mar 2010 - 22:47 | | | Une roue qui trace toujours les mêmes cercles inutiles dans l’air, le vent grinçant sur le bois alors que, au bout d’un chariot renversé, elle tourne dans le vide. Un charognard qui croasse, formant la même figure aérienne, sans jamais descendre ni changer de proie. Une charrette qui tourne en rond, passant toujours sur les mêmes chemins, croisant toujours les mêmes maisons, le même décor passant en boucle devant les yeux du cocher – non, de la cochère, elle était la cochère, maintenant. Les gens grimpaient sur la paille ; parfois ils n’étaient que des visages anonymes, parfois elle reconnaissait un Académicien, Khelia, Tifen, Arro et Kushumaï. Des fois ils riaient, des fois le silence des roues sur le gravier les entourait, les visages fermés, les regards vides. Et puis ils descendaient, un à un, pour aller vivre leur vie, rejoindre d’autres marionnettes sans visages, et les rires, et les pleurs. Elle aurait voulu les rejoindre, devenir l’ombre qui suivrait leur pas pour connaître leurs âmes, respirer avec eux, découvrir ce qu’il y avait loin du chemin.
Elle restait, comme enchaînée par ses propres pensées ; quelqu’un devait conduire la charrette.
Les gens continuaient à monter, à descendre, à monter, à descendre, et tout cela sans jamais la voir, sans jamais la regarder, comme si le chariot avançait seul et qu’elle n’avait jamais existée. Ils dansaient ; ils parlaient. Elle les entendait vivre, alors que son regard se perdait entre deux vides. Et puis il n’y eut plus personne sur la paille, plus personne à l’arrière, rien que le mouvement rythmique de la tête des chevaux, le bruit des sabots et celui des roues qui pivotaient. Elle baissa les yeux, et sur ses genoux, ses mains vieillissaient à vue d’œil, les rainures de ses veines devenant de plus en plus visibles sur ses phalanges cadavériques. Une odeur putride et méphitique lui collait à la peau, comme un camembert fondant qui coulerait sur le pain moisi et se fixerait à l’assiette. L’air était lourd, visqueux et vulgaire comme un cétacé païen, moiteur lui voilant la vue comme de l’eau de mer trop épaisse dans laquelle on ne peut voir que la couleur boueuse du sable en suspension. Elle avait peur ; son cœur battait sur ses tempes, et la solitude commençait à resserrer son étau sur elle quand elle entendit une dernière personne monter à bord de son navire fantôme. Elle se retourna ; c’était Elio, un sourire béat fissurant son visage. Il avait les yeux fixés sur un soleil qu’elle ne voyait pas, entourée de brouillard qu’elle était. Et puis il se leva, et la terreur l’emplit à nouveau. Il allait partir, comme les autres…
Elio descendit en effet, et un râle lui écorcha la gorge, ses yeux le priant de se retourner, de la voir, de ne pas l’ignorer comme tous ces autres êtres-poupées qui se baladaient dans ce paysage qui n’était pas le sien, même si ce n’était que pour poser les yeux sur un corps de grand-mère. Ses pieds essayèrent de se soulever pour le rejoindre. Il ne se retourna pas et disparut dans le paysage mystifiant dont elle n’apercevait que l’éclat. Elle voulut se lever avant de perdre ses boucles blondes Ah non c’est pas le bon, ça c’est dingoàbouclettes, Elio est parti dans l’autre sens, mais ses mains étaient collées aux rênes, ses mollets étaient devenus de plomb et elle ne pouvait pas bouger, statue à l’avant de la charrette, dont le seul but était de guider les chevaux dans une même ronde monotone. Ils avançaient, sans cesse, sans jamais fatiguer, sans jamais renâcler, et elle était prisonnière de leur boucle perverse pour l’éternité. L’amour est enfant de bohème et ta route n’est pas la sienne, elle avait entendu à travers le brouillard au moment où Elio disparaissait, au moment où la charrette amorçait un nouveau virage qui l’arrachait à la moindre chance et l’emportait vers la descente infernale.
L’amour est enfant de bohème et ta route n’est pas la sienne. Avachie plus qu’assise sur les gradins du théâtre, les yeux fixés sur les objets que des apprentis peu soucieux avaient laissés tomber en haut bas entre les bancs lors de leur dernière venue ici, Elera repensait à cette dernière phrase qui avait fracturé la brume de son rêve avant qu’elle ne se réveille avec l’impression d’avoir le mal de mer. La nuit avait pris son temps pour dissiper l’angoisse, mais elle avait fini par se rendormir, d’un sommeil atone et mouvant qui n’avait pas effacé les cernes sous ses yeux. Elle ne s’était réveillée à nouveau que lorsque le soleil avait commencé à darder ses rayons à travers les rideaux.
Avant, elle oubliait les rêves et ne connaissait pas de sommeils angoissés, mais celui-ci, comme tous ses cauchemars depuis l’attaque des Raïs, resta comme un malaise qui la suivit partout pour la grande partie de la matinée. Elle avait erré, d’abord vers les douches où elle pensait que l’eau froide effacerait les impressions de la nuit, puis dans les jardins où elle avait espéré que le vent glacial de l’hiver d’Al Poll lui claquerait au visage et effacerait ses traits, puis finalement dans les couloirs. Fatiguée de croiser les apprentis qui discutaient joyeusement entre eux, rappel crissant de ses marionnettes qui montaient et descendaient alors qu’elle conduisait un chariot imaginaire, elle s’était finalement réfugiée dans le théâtre.
Elle ne savait pas pourquoi elle était venue ici. Peut-être parce que la forme ovale de la salle lui rappelait le cercle infini de son cauchemar, peut-être parce que l’abandon du théâtre hors des grands événements s’était inconsciemment lié à sa solitude nocturne, peut-être simplement parce qu’elle avait poussé la porte au hasard sans vraiment se souvenir de ce qu’il y avait derrière, ou bien parce qu’à l’extrémité du théâtre, au bout de l’aile est, elle était aussi loin que possible de la présence d’Elio. L’amour est enfant de bohème et ta route n’est pas la sienne… Elle ne savait pas ce qui se passait. Elle savait simplement qu’il n’était pas là, qu’il disparaissait de plus en plus souvent dans les cachots, et qu’il ne voulait rien lui dire de ce qu’il y faisait. Elle n’avait pas posé de questions ; il parlerait lorsqu’il serait prêt, ou ne parlerait pas. Elle n’essaierait pas de savoir ce qu’il souhaitait cacher. C’était quelque chose qu’il ne semblait pas avoir compris, et parfois, il lui semblait qu’il devenait distant, ses pensées fixées sur un point invisible à elle. Il s’éloignait ; et puis quelques jours après, il était là à nouveau, et elle ne pouvait douter de ses yeux amoureux. Comme s’il ne savait pas ce qu’il voulait, et changeait de direction telle une girouette au moindre coup de vent. Elle ne savait plus s’il recherchait sa présence ou la fuyait, ni ce qu’elle devait croire elle-même. Et le théâtre, lieu d’absence, ne semblait pas vouloir lui donner de réponse.
Cette salle n’était utilisée que pour les tournois en hiver et pour les duels entre les étudiants belliqueux, espace autrement inerte, vaste néant abandonné dont les seuls bruits qui l’emplissait étaient les échos des voix à l’étage supérieur. Finalement, y a pas de ciel. Cette année, il n’y avait pas de tournoi, contrairement à la tradition. Celui-ci avait été remplacé par l’enterrement des morts et les bûchers de Raïs. Trop de blessés ne seraient pas en état de combattre avant la fin de l’hiver, et le nouveau professeur de combat avait décidé que ses élèves se passeraient de cette cérémonie cette année, préférant les faire souffrir personnellement dans la salle d’armes ou dans le froid glacial.
L’année d’avant, Elera n’était pas venue voir les duels, l’idée lui semblant futile. A quoi bon des combats d’honneur ? Elle n’avait jamais compris cette dernière notion, ni la fierté des gagnants, alors elle avait laissé sa race s’amuser des combats sans participer en aucune façon. L’année d’avant encore, elle s’était assise là où elle était à présent, le premier jour. Mais les spectateurs faisaient trop de bruits, les apprentis qui savaient qu’on les regardait trop d’erreurs ou de mouvements romanesques mais inutiles. Ils se pavanaient avec un orgueil qu’Elera n’avait tout simplement pas pu comprendre. N’était-ce pas une compétition amicale ? Pourquoi autant de mauvaise foi de la part de certains perdants, et de sourires arrogants de ceux qui étaient applaudis ? Seuls les initiés, qui savaient qu’ils n’avaient rien à gagner, semblaient ne pas prendre l’événement au sérieux et rire de leurs chutes et de leurs bêtises. L’amertume se brisait sur chacun des compliments hypocrites que les autres participants se faisaient les uns aux autres.
Sa réflexion fut coupée nette par le bruit d’une porte qui s’ouvre, et Elera se rassit correctement, cherchant à voir qui venait hanter les lieux à son tour. Ses yeux glissèrent sur une silhouette à l’attitude cauteleuse, ses gestes empreints de ce qu’elle interpréta comme de la frustration contenue, à moins que ce ne soit de l’indifférence. Des cheveux sombres lui caressaient le cou et encadraient ce qui n’était pour Elera qu’un visage dans la foule, qu’elle reconnaissait sans le connaître, et auquel elle n’avait rattaché qu’un nom – Ambre – et un être, être qu’elle ne connaissait que de loin et qu’elle n’avait jamais su approcher. Elle était l’élève d’Ena, pourtant, depuis plus longtemps qu’Elera même. Etait-elle Marchombre, maintenant ? Comment pouvait-elle en savoir si peu sur elle, alors qu’elles avaient passé les dernières années dans les mêmes lieux, à suivre le même enseignement ? En se levant pour descendre des gradins et aller à sa rencontre, maintenant qu’elles s’étaient vues et ne pouvaient plus s’ignorer dans le lieu désert, elle essaya de se souvenir de la première fois qu’elle avait entendu parler de la Corbac.
C’était actuellement dans ce lieu même, lors de sa première année à l’Académie. Elle s’était inscrite au tournoi cette fois-là, sans vraiment savoir à quoi s’attendre, sans vraiment y donner d’importance, non plus, simplement par curiosité. Elle voulait tout voir, tout savoir, tout comprendre. Elle n’avait pas véritablement voulu participer, mais s’était inscrite quand même, suivant la foule pour pouvoir comprendre, même si, venant d’arriver, elle savait n’avoir aucune chance de gagner – cela n’avait aucune importance. On lui avait donné le nom de son adversaire, elle ne la connaissait pas. Elle s’était présentée, l’esprit ouvert, puis avait patienté, scannant la foule à la recherche de celle qui lui ferait face. Ambre. Ambre Naeëlios. Elle avait vite oublié son propre combat, s’emplissant les yeux de couleurs, de gestes, que ce soit ceux malhabiles des nouveaux comme elle ou ceux des maîtres et professeurs - wow, c'est possible de faire ça ?Quand on s’était excusé pour l’absence de son adversaire, elle avait plissé les sourcils sans comprendre pendant un certain temps, avant de balayer l’inquiétude des autres d’un grand sourire, et s’était concentrée à nouveau sur les mélanges de bruits et de mouvements qui l’entourait. Les questions bouillonnaient dans son esprit et les mots lui brûlaient les lèvres sans qu’elle n’ose laisser couler ce flot d’interrogations, de peur de noyer ceux à qui elle les poserait. C’était pour cela qu’elle était venue, plus que pour un combat éventuel.Elle avait rencontré Ambre, plus tard, mais ces venues irrégulières et son silence taciturne en classe ne leurs avaient permis d’échanger que quelques regards, si ce n’était lors de ce cours de civilisation pendant lequel leurs chaos respectifs s’étaient entrechoqués. Le poignet entre ses doigts, le regard indigo dans celui d’améthyste, le refus des idées faites. C’était la seule fois où elles s’étaient véritablement parlé, par cours interposé, par messages indirects en fixant le tableau. Ambre refusait l’idée de lumière absolue, Elera avait répliqué par l’acceptation des ombres. Tout était si simple alors ; à présent, il lui fallait toutes ses forces pour se raccrocher à ces idéaux qui avaient failli tomber en poussières avec la trahison de Marlyn…
Enfin arrivée en bas, elle s’arrêta près d’Ambre, incertaine. Comment commence-t-on à parler à quelqu’un dont on connait l’existence depuis des années, mais avec qui on n’a jamais eu plus de deux conversations ? Quelqu’un à qui l’on offre la possibilité de parler – hasard, ou Ambre savait-elle qu’elle la trouverait là ? -, mais dont on ne connait rien de sa vie ? Dont on ne savait même pas la veille si elle était encore vivante ? Il y eut un flottement de silence, puis la question fusa en guise de bonjour, calme, sans regrets, simple hypothèse parmi bien d’autres :
- Tu crois que les choses auraient été différentes si tu étais venue, il y a quatre ans ?Elle n’était même pas certaine qu’Ambre sache à quoi elle faisait référence.[..J'avais beaucoup de choses à dire. ] |
| | Messages : 359 Inscription le : 08/05/2007 Age IRL : 33
| Sujet: Re: Au théâtre de nos désirs [Inachevé] Mer 17 Mar 2010 - 2:43 | | | [Fais-toi plaiz', moi en tous cas.. Par contre, désolée pour la présentation, y a visiblement un bug, mais là, j'vais me coucher] [Edit de Jehan Hil' Jildwin : la présentation normale a été rétablie, libre à vous de supprimer ce ps après lecture.] D'une facilité déconcertante, trop, peut-être, avait-elle songé, en empruntant les couloirs. Chauffés, les couloirs. Et sombres, plus que dans ses souvenirs. Terriblement nus.
L'Académie ne lui avait jamais semblé aussi dépouillée qu'à son retour. Sans doute le froid avait-il accentué dans ses souvenirs l'impression chaleureuse, la beauté de la structure, lorsqu'on omettait l'hégémonie martiale qui usurpait toutes ses fonctions. C'était un Haut-lieu, destiné avant tout à la noblesse des âmes - mais aux nobles également, et lequel de ces rats se serait aventuré dans un univers dépouillé de toute beauté? Elle avait conscience des changements qui avaient pu s'opérer. Le chaos avait étendu ses ailes, subtilement, et cela avait suffi: En traversant les salles, Ambre était plus attentive aux ombres qu'aux fresques, et tout était délicieusement surprenant. Elle avait choisi son mensonge avec soin, alors que ses jambes la guidaient seulement sur les sentiers de laforêt.
Au départ, ce ne fut qu'une ébauche. Quelque chose de très confus, qui tournait sur un axe décisif: crédibilité. Elle ne pouvait s'autoriser de passer pour suspecte. Son échec suffisait sans doute à s'attirer les ires de l'ermite, elle ne s'étonnerait pas de voir son sang répandu avant la fin de l'hiver, pour tout dire. Elle s'était assise, entre les racines d'un rougeoyeur immense, adossée bien droite à son écorce, pour faire le point.
La rencontre d'Anaïel avait bousculé son univers psychologique bien au-delà de ce qu'elle avait pu laisser croire. Le regard vague, et la jeune femme observa le zéphyr coucher les herbes sèches à ses pieds, les mains croisées sous sa poitrine, protégées par ses bras et le reste de ses manches. Comment concevoir quelque chose de crédible alors qu'elle ignorait qui elle pourrait rencontrer, ce qui avait pu se dérouler à l'ombre des murs. Elle n'avait pas grand chose, à vrai dire, qui pourrait servir à la justifier. Elle se permit un petit rire, en songeant à ses prétentions, trop nombreuses pour l'autoriser à s'approprier celles d'avoir fui. Elle aurait voulu parler à Anaïel. De la Voie. De sa conception de la Voie. De l'univers. Des sentiments. Confronter, échanger, s'accaparer l'attention; le point de vue non-humain, quelques subtilités indubitables, qui pourtant lui manquaient. Cette rencontre avait été le fruit d'un hasard qu'elle n'avait pas cru, et qui lui paraissait encore énorme. Rien n'avait été normal, la forêt était bien trop immense pour laisser croire que deux êtres pouvaient s'y croiser, y côtoyer la mort par erreur, par deux fois, se révéler des secrets presque par erreur, presque sans conséquences, n'est-ce pas? Carrefour étrange que celui de leurs routes, et la roturière ensortait encore plus déboussolée. Déboussolée. Elle éclata à nouveau de ce rire en sanglots, frappant l'arrière de son crâne contre l'arbre, à s'en assommer. Ce n'était pas qu'elle avait perdu le Nord, ou oublié les promesses du Sud. Elle ne se sentait pas à l'Ouest, mais c'était l'être qui...Son corps secoué de rage, de trouille et de sanglots exultait face à la solitude. Enfin, elle pouvait se permettre la sincérité, et dire à voix haute tout ce qu'elle avait tu jusqu'alors, elle gémissait, mâchait ses hurlements, s'excusait, indifféremment, sans témoins. Sans conséquences.Je savais, je savais que je ne tenais pas tant de toi que ça, je voyais Maman, et je l'aimais, je nous aimais, je t'en voulais, je m'excuserais, si je pouvais, Maman, de n'avoir su me contenter de la franche harmonie, d'avoir voulu trop pour moi, joué, et pas gagné. J'insulterai tous ces mithridates, passionnément, comme si ma vie en dépendait, et si je pouvais, je reviendrais, je rêverais encore, mais loin de l'ermite, de ses longues main d'araignées, et je laisserais Tifen à ces fantômes de gloire, Ena à ces philosophies de putain illusoire, j'aurais un genre, tu sais, genre celui qui me conviendrait. Je serai sage et violente, réfléchie, tellement que j'oublierais les pulsions, et l'impulsion, et que tu n'es pas là. ... Lorsqu'apaisée, elle cessa ses jérémiades d'enfant, mais se permit de rester encore un moment, recroquevillée dans les quasi-bras de l'arbre, les seuls qui s'offraient. Elle savait ce qu'elle dirait à l'intendant, ou le responsable qui lui serait présenté.La vérité c'était qu'elle n'avait même pas eu à se justifier vraiment. L'unique personne qui aurait pu la contredire était Evaine Derkan, et pour la plus grande joie d'Ambre, celle-ci avait été assassinée. Alors elle avait retrouvé sa place dans les murs, dénuée d'une grande partie de ses scrupules, heureuse de ne rencontrer personne qui aurait pu la questionner ouvertement.Elle avait attendu la lame qui lui déchirerait la gorge, les mains arachnéennes qui lui offraient les lectures interdites, ou, à défaut, un signe d'identification.Mais rien. C'était trop facile, et elle, trop anonyme, trop taciturne, n'obtint même pas de questions de celle de ses colocataires de dortoir qui avait survécu. Luminescence était ailleurs, mort, peut-être, ou parti à la recherche d'autre proie. Elle s'était allongée dans les draps, les chairs ivres de confort, l'âme en ébullition.* Les jets d'eaux la frappèrent de plein fouet. Elle se débarrassait de sa crasse, du sang séché, encore vêtue, de toutes façons, ça n'avait pas d'importance, il faisait encore nuit, personne ne dirait rien. Elle ouvrit la bouche, sans s'autoriser à avaler, les paupières closes. Les feuilles mortes pourrissaient plus vite au contact de l'eau.Tout finirait dans les égouts, les caniveaux -dans une odeur rance, apprivoisée et autorisée. Elle avait dû arriver bien trop tard pour les bûchers, les cérémonies mortuaires, les esprits aux nues. Elle était trop terre à terre pour se sentir touchée- elle réalisait son glissement de terrain immatériel, n'éprouvant ni pitié pour les morts, ni regrets, plutôt, comme dans la forêt, une légère amertume à l'idée de n'avoir pu s'affranchir d'eux physiquement. Physiquement, elle était toujours de leur clan.Ses chemises, le cuir de ses corsages moulaient son pauvre corps de liane, et les cheveux plaqués parachevaient le tableau d'une humaine délavée, sourde aveugle, aphone, et livrée toute à elle. Ambre avait l'impression de pouvoir se contempler d'un point de vue extérieur, se disséquer minutieusement. Comment aurait-elle pu échapper à ce destin, ne pas être là, ainsi, comme ça? Quel était le choix qui a avait été la première cause? Etait-ce seulement imputable à un choix, et non à un sentiment? Si c'était la jalousie, celle qu'elle ressentait, enfant, pour ses cousins, ou les nobles, de l'autre côté du comptoir?Elle rêvait d'une douche d'acide, une mort sublime et sans trace, ses particules qui s'évanouiraient dans le caniveau, et rejoindraient la Mer, par d'invisibles ramifications de canaux et fleuves. L'acide coulerait sous les ponts, et son venin, enfin libéré de ses veines se glacerait.Elle grelottait, à présent en regardant ses mains, ses jolies mains de sang-mêlée, tout en détail et paradoxe.Les Naeëlios aimaient les paradoxes, et la symboliques, la sur-interprétation, et la justesse qui se mêlaient. Alors, quand Maman la prenait sur ses genoux, pour délasser ses cheveux sombre, et les coiffer comme il convenait, elles se contemplaient dans le miroir. Sa mère avait une voix rauque, très douce, une voix d'érudite, qui écorchait les oreilles habituées aux rudesses populaires. Ces moments étaient l'écrin précieux de leurs histoires, Ambre se rappelait des parfums, de l'agilité des doigts, des paroles qui revenaient d'outre tombe.« Chéris ton nom. L'Ambre est une jolie pierre, de celles qui prennent leur valeur moins pour leur aspect que pour ce qu'elles renferment. Tu te rappelles? C'est la vie qui se cristallise, les couleurs de l'aube, et la dureté protectrice. »Ambre ajouta, en s'arrachant à l'étreinte de ses nippes, que souvent, c'était des insectes que l'ambre dissimulait, ou des putréfactions qu'elle immobilisait. Que les couleurs de l'aube étaient crépusculaire, que la vie figée ressemblait beaucoup à la mort, qu'après tout, c'était parfait, son âme avait toujours été sèche.Petite fille, elle souriait, orgueilleuse. Et sa mère de poursuivre, d'évoquer l'avenir, confiante. Les richesses, elles en auraient tant qu'il y aurait des femmes et un Empire, et certes, le monde leur appartenait, même si elles n'étaient ni l'une ni l'autre impératrice. Elles en verraient plus que toutes les grandes dames du Monde, librement.Ambre aurait une vie parfaite, parce qu'équilibrée entre concret et abstrait, fruit de l'union heureux d'un homme fier et d'une femme qui avait tout abandonné pour lui- pour eux.Elle entendait souvent ses parents le murmurer, la nuit, dans la roulotte. Elle croyait ouïr leurs sourires, dans ces moments. C'était avant qu'elle se mette en tête qu'une petite fille devait aussi savoir se défendre. Ambre aurait un mari, et une dote suffisante pour fonder son propre clan avec qui elle l'entendrait. Le cadeau de son mariage serait une boussole d'or, pour qu'elle ne perde jamais le droit chemin, ni n'oublie à quel point l'art était beau, et ses racines. Elle pourrait rester, si elle voulait.Elle se marierait aux alentours de ses 18ans, avec sa première passion -tu crois qu'elle aura, comme toi, Amour, des vues sur l'autre caste? -et serait heureuse autant qu'eux l'étaient.C'était tellement pathétique qu'elle trouvait ça drôle.
*
Sa démarche était une provocation. Injure au hasard, à l'univers, la jeune femme ne supportait plus sa seule compagnie; elle voulait de la réponse, du questionnement, que quelqu'un ait remarqué le temps de son absence, une difficulté, une confrontation, et en sortir victorieuse. Elle étrangla son envie d'aller voir Ena. Elle n'était pas prête.Valen était « en déplacement »; de tout son coeur, elle le souhaita « déplacé » dans les intestins d'affreux vers de terres.Ce fut Elera. L'insupportable opposé du miroir. Les lèvres sanguines de la roturière s'agaçaient de ne pouvoir sourire encore, lorsqu'elle traversa le théâtre, princière et faussement décontractée. Son attitude criait: regarde-moi, sans parvenir à dépasser l'ostentation ordinaire. C'était un décor parfait, puisqu'une arène de combat. Mais tout comme le titre de l'endroit était un quolibet, les seuls affrontements qu'elles pourraient avoir seraient d'un terrain de dupe, le seul où Ambre avait quoique ce soit à espérer.Elera n'était-elle pas marchombre à tous points de vue, comblée par la voie, et bien au-delà d'elle-même? La question d'une victoire par les mains ne se posait pas même.Elle approchait, c'était une première victoire, trop facile, cependant, pour être considérée. Elera était d'une curiosité trop maladive pour ne pas ... n'est-ce pas? Elle évitait de la regarder, de peur, d'une part, de perdre ses faibles moyens, de l'autre, de constater sur son visage les conséquences des actes du Chaos, ses actes, elle voulait le croire, entre autre.Sa question la prit au dépourvu, mais finalement, moins qu'elle l'aurait cru.Aussi sa voix fut-elle -éraillée, mais avec les accents d'avant, entre défi, brisure et invitation contenue. Neutre. Elle n'avait aucune idée de ce à quoi son interlocutrice pouvait faire allusion, le coin de sa bouche le traduisait.- Sans doute pas les plus conséquentes, mais qui peut dire? Chaque élément est tissé d'insignifiances.Elle n'osait ajouter mot, de peur de dire trop ou pas assez de sa propre ignorance, et par soucis, il fallait bien le dire, d'être l'objet d'intérêt de cette conversation. Celle à qui on posait les questions. Comme si elle pouvait apporter des réponses. Comme si elle pouvait se monter apaisante. Comme si..
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| | Messages : 1576 Inscription le : 12/08/2007
| Sujet: Re: Au théâtre de nos désirs [Inachevé] Sam 1 Mai 2010 - 13:56 | | | Elle ne savait pas.
Si ses phrases ambigües, suivant une brève hésitation laconique, auraient pu dissimuler son ignorance aux oreilles de la marchombre, son corps la trahit dans l’égrènement de ces quelques instants qui recelaient sa réaction immédiate. L’affrontement n’avait peut-être jamais eu la moindre importance dans l’esprit d’Ambre non plus. Peut-être était-ce l’ennui qui l’avait menée à voir son nom s’ajouter à la liste des participants ; puis elle avait laissé cette initiative tomber dans les affres de l’oubli, n’ayant jamais eu l’intention de s’y rendre. Elément insignifiant, pour l’une comme pour l’autre, en effet. Mais n’était-ce pas une opportunité perdue, un chemin s’évaporant dans la brume de leurs esprits, alors qu’Elera laissait la curiosité l’emporter ailleurs, et qu’Ambre évitait le théâtre pour se rendre dans un lieu où les actions avaient davantage la force de la réalité ? Vers un véritable combat, plutôt que celui, amical, inventé pour eux sur une scène qui n’y serait plus quelques jours plus tard ?
Peut-être se seraient-elles battues ; l’une aurait gagné, l’autre perdue, puis elles seraient reparties chacune de leur côté en ne gardant qu’une impression floue, le temps effaçant doucement les coups portés et les traits indifférents. Mais il existait tellement d’autres peut-être ; elles auraient pu être intriguées, leur combat devenant une danse fascinante ; elles auraient pu se revoir, donner de l’importance à cette victoire volée ou cet échec qui aurait pu être évité. Elles auraient pu échanger plus qu’un combat, entrer dans leurs temps respectifs, entremêler leurs âmes. Ou pas. Comment savoir ? Ce n’était jamais arrivé. Les si se suivaient sans signifiance face à la réalité.
Le temps qu’Elera devine qu’Ambre ne savait pas de quoi elle parlait, il n’y paraissait plus. Le regard fixé ailleurs, les phrases universelles, la réponse courte qui s’évadait dans le silence étaient les seuls indices à ce qu’elle avait cru percevoir. Elle décida de les ignorer. Elle aurait pu les écouter, rappeler à Ambre les circonstances qu’elle réveillait de ses mots, même implicitement. Une phrase de vent pour ranimer les mémoires et les feuilles mortes. Mais avoir une conversation sur un sujet dont le contexte n’existait plus avait quelque chose de tentant. Et sans importance, aussi, puisque ni l’une ni l’autre n’avait de raison de s’appesantir sur ce non-souvenir en particulier. Par son ambiguïté, Ambre avait ouvert les voiles vers une conception plus large, et Elera s’engouffra avec plaisir à sa suite.
- C’est à nous de donner un sens à ce qui nous entoure. De broder une trame, en liant ensemble les morceaux d’insignifiances.
Elle s’éloigna alors ; tant qu’à faire, autant ne pas rester statues devant les portes, elles avaient toute une arène pour vagabonder. Ce fut des fenêtres qu’Elera s’approcha d’abord, l’envie d’un peu de vent dans cette grande salle abandonnée se faisant sentir. Il faisait déjà froid, et le vent d’hiver n’améliorerait pas les choses, mais elle ne craignait pas la morsure de la saison. Elle prit une grande goulée d’air, se délectant de l’atmosphère vive et douce d’un monde laconique et silencieux, endormi sous un manteau lactescent. Celle-ci la ramenait tellement loin, au temps où, le corps empli de joie, l’hiver était promesse de la neige à venir, promesse d’un monde transformé qu’elle aimait plus que tout… Promesse du contact glacé fondant entre ses doigts, des anges de la neige, des frissons et du gel laissant une couche irréelle sur les épines des sapins. Magique. C’était un exemple comme un autre de ce qu’elle essayait d’expliquer ; si les phéromones hivernaux étaient pour elle liés à une joie enfantine, certains y voyaient l’annonce du gel et des difficultés, des fardeaux et de l’ennui… D’autres encore n’y liaient aucune atmosphère, et rien ne leurs venait à l’esprit lorsque les rafales claquaient sur leur visage. S’écartant de l’ouverture et laissant le vent s’élancer à l’intérieur, elle rattrapa le fil de ses pensées.
- On peut donner un sens à cette non-rencontre, questionner le pourquoi de cette opportunité perdue, s’interroger sur les myriades de possibles qui auraient pu être, si nos vies s’étaient croisées, ou au contraire la laisser n’être qu’un sentier non parcouru, et l’oublier au détour du chemin. N’est-ce pas ce que l’on fait pour chaque rencontre ? Lui donner de l’importance, trouver un sens derrière chaque mot, chaque geste, ou laisser le visage se fondre dans la mer de l’anonymat ?
Quelques figures tournoyèrent sous son crâne, celles qui étaient devenues davantage pour elle ; et en croisant les yeux-miroirs de l’adolescente, Elera se demanda lesquelles apparaissaient sur sa rétine, et si, capable de les lire, Elera aurait reconnu certaines de ces silhouettes tracées sur son âme. Elle capta son regard, et ne le lâcha pas.
- C’est à nous de choisir si, lorsque nous sortirons du théâtre, nous serons toujours deux visages anonymes ou si nous serons autre chose.
Les quatre améthystes se scindèrent, chaque couple s’évadant dans une autre direction, sur deux lignes de pensées parallèles s’éloignant vers ailleurs. Elle perdit le chemin que suivaient les yeux d’Ambre, et les siens partirent se réfugier sur les gradins – s’arrêtant soudain, figés nets par cette curiosité maladive qui ne se détachait jamais de son corps. Les gradins protégeaient tellement de possessions abandonnées par le public d’une scène inexistante, alors que, inattentifs, ils avaient laissé tomber un bracelet, une pomme, un parchemin. Et avec cet intérêt habituel pour tout ce qui l’entourait, Elera se demanda soudain ce que pouvait bien receler le théâtre, sans aucune transition.
Ou plutôt, si ; depuis son réveil, elle cherchait à fuir son cauchemar et ne trouvait plus la sérénité dans l’immobilisme. Habituellement avare de mouvements inutiles, elle était passée toute la matinée d’une activité à l’autre en essayant de le repousser, et c’était cette même nécessité qui la poussait à bouger et chercher à présent, incapable de se concentrer sur une seule chose en particulier. Alors elle s’approcha des gradins, jetant un œil vers les objets étalés sur le sol en attendant la réponse d’Ambre – s’il y en avait une. Son esprit attendait les mots, et ses mains en profitaient pour voyager entre les sièges.
Avant de s’éloigner rapidement lorsque l’une d’entre elles s’égratigna contre un rebord trop acéré, le sang commençant à perler sur la fine ligne ainsi tracée le long de son doigt. L’odeur du sang emplit ses narines, entêtante. Et avec elle, les souvenirs.
* J’ai vu ton masque nu, ton sourire figé, alors que ton épée s’enfonçait dans les chairs. J’ai entendu les cris des cochons asservis, flots d’armes mortelles et de haches lancées dans une danse effrénée. J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques, illuminant de longs figements violets, pareils à des acteurs de drames très antiques, les flots roulant au loin leurs frissons de volets… La bataille faisait rage, et la peur transpirait. Le feu crépusculaire tâchait les champs dorés, et nous étions fourmis, figées pour nous les fauches qui moissonnaient nos rangs. Nous entendions une dernière phrase avant de sombrer, bêtes noires écrasées par votre démesure ; Nous avons les moyens de vous faire parleer…*
Elera battit des paupières, essayant de repousser les souvenirs sanguins qui se mélangeaient aux fragments de ses cauchemars. Elle aurait voulu créer la suite, rêver plus longtemps pour y trouver une fin heureuse, niaise, illusoire mais tellement plus belle. Passer de sommeil à éveil sans briser le rêve, continuant à le tisser consciemment pour être sûre d’en contrôler la fin.
*Et puis tu es arrivée, pâle force éthérée, et là où tu passais, un baume lénifiant refermait les blessures. Tu chevauchais la mer, Dame au milieu des étoiles, Cétacé au cœur des flots, Créature survolant l’univers. Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème de la Mer, infusé d'astres, et lactescent, dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême et ravie, un noyé pensif parfois descend ; dans ton Cosmos irréel tu m’as appelée, étendue bleue nacrée saupoudrée de poussières astrales. Je me noyai dans un œil qui englobait le monde, et où le sang n’avait plus odeur de mort, mais odeur de vie…*
Elle divaguait. Combien de temps encore devrait-elle porter les stigmates de la bataille ? Elle n’en pouvait plus. Elle essaya de ranimer ses yeux vides, tenta un sourire pour effacer son trouble. Elle avait cru que la culpabilité qu’elle ressentait pour la kyrielle de ses échecs durant l’attaque des Raïs s’était évanouie, lavée par la présence d’Elio et la survie de ceux en qui elle tenait le plus, mais elle ne s’était toujours pas pardonné l’enlèvement de son apprenti, sa faiblesse face aux mercenaires du Chaos, sa presque-trahison de Khelia, le glissement d’Anael entre ses doigts, la blessure d’Ena, les mensonges fracassés sur Julia, les silences face à la joie de ceux qui croyaient encore à une victoire éphémère et, avant tout, Marlyn.
C’était trop, trop pour l’enfant qu’elle était, trop pour l’innocence qu’elle perdait doucement, au fil de ses contacts avec les hommes, et à laquelle elle s’accrochait encore tant bien que mal. C’était trop, et seul l’espoir de la résistance la tenait encore debout. Khelia les sauverait, tous, là où elle avait échoué. Peut-être pas demain, peut-être après une infinité de soleils levants, mais elle réussirait. Parce qu’autrement, Elera ne pourrait jamais continuer à avancer, et essayer d’accepter les erreurs de la violence. Briser ses chaînes, celles qu’elle s’était forgées elle-même en venant ici, avec chaque être qu’elle croisait, et dont les membres du Chaos s’étaient empressés de resserrer l’étau.
Elle ne tenait plus. Elle n’était qu’une brindille face aux événements, roseau qui n’en pouvait plus de plier, qui n’en pouvait plus de se taire, alors qu’à l’intérieur son monde éclatait, fissuré de partout. Elle n’en pouvait plus de ne plus savoir, d’avoir perdue cette liberté qui lui était tellement évidente auparavant qu’elle n’en avait pas conscience. Elle n’en pouvait plus des inconstances, de la peur quotidienne à l’idée de la souffrance prochaine des prisonniers, des regards hagards de ceux que la bataille avait ébranlés et des éclats de rire des manipulés. Elle n’en pouvait plus de la douleur d’Ena, n’en pouvait plus des murs qui se refermaient sur elle. N’en pouvait plus de ne pas se sentir Marchombre, alors qu’elle avait été incapable de retenir le fil de l’harmonie, et était inapte à le retrouver maintenant. N’en pouvait plus d’être seule à porter ce fardeau, ne pouvant parler à personne, de peur de les voir blessés à leur tour. Elle ne pouvait qu’avoir confiance en Khelia et Silind, sans pouvoir les aider. Elle ne pouvait qu’observer de loin le masque d’Ena, sans pouvoir la réconforter. Attendre. Espérer. Essayer de ne pas trop déchirer les lambeaux de son âme, pour avoir un jour une chance de les recoller.
Elle ne savait plus comment retrouver la sérénité. Arrêter les cauchemars, pardonner. Accepter. Comme elle le faisait toujours, comme elle savait devoir le faire si elle voulait renouer avec sa voie. Elle n’y arrivait pas, et ne pouvait demander de l’aide à personne.
Personne ?
Et pourquoi pas, après tout ? Qu’est-ce qui l’en empêchait ?
Alors avant de trouver les réponses à cette question, avant que les doutes ne l’envahissent et que la peur l’empêche de former le moindre son, elle se lança. Sans réfléchir.
- Ambre, j’ai besoin de ton aide. Pour être Marchombre.
Avant de souhaiter ravaler ses paroles immédiatement, regret-perle salée qui lui gerçait les lèvres. Comment pourrait-elle l’aider, pourquoi le ferait-elle ? Que pouvait lui dire Elera, qu’avait-elle à lui offrir, et pourquoi était-ce à Ambre qu’elle demandait la paix ? Elles ne se connaissaient pas. Deux inconnues, rien de plus. Et une phrase qui pesait trop lourd entre les deux, en équilibre précaire, attendant qu’Ambre y ajoute un mot, une pierre, pour pencher d’un côté ou de l’autre.
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| Sujet: Re: Au théâtre de nos désirs [Inachevé] Dim 9 Mai 2010 - 1:03 | | | Elera semblait avoir été apaisée par les mots qu'Ambre avait laborieusement avancé; comme portée vers un ailleurs que la corbac ne concevait pas, elle restait simplement abrutie par son propre mensonge, si vite passé, si facilement accepté, sans laisser de part à l'enseignement de quiconque, juste à elle, à sa supposée assurance, étrangement confortée dans ses capacités banales. Pourtant son regard fuyait celui de son interlocutrice, superstition, sans doute.
Elle retint une grimace lorsque celle-ci embraya sur une réponse qu'Ambre jugea au moins aussi affligeante qu'un portrait d'Empereur; au moins aussi dégoulinante qu'un poulpe juste extirpé de la flotte. Il y avait tellement d'Ena dans ces formules... Le choix des mots. Comme si la Voie impliquait forcément de mêler l'ensemble des propos de poésie douteuse -trame, dramatiques esquisses, puis silences, liens par intermittence, et mots à finalités intellectualisantes.
Et elle s'éloignait, en laissant tomber ses mots, vers l'arène, comme si leurs « retrouvailles » devaient forcément se jouer dans un théâtre, et plus au seuil d'un quelconque élément donné; une nouvelle perspective, une porte mal fermée. Ambre, campée sur ses positions, l'observa de haut en bas, s'éloigner vers les fenêtres, fantasmant sur l'échine ondoyante qu'elle devinait: un coup de poignard entre chaque vertèbre, elle commencerait au creux des hanches, et achèverait sa chère condisciple en frôlant de sa lame la racine de ses cheveux. Secoua la tête, comme pour chasser une mouche bleue agaçante. Elera poursuivait.
Mais c'était incroyable, à quel point les propos de la marchombre lui semblaient le reflet distordu à l'extrême de ses pensées. C'était lui remettre le nez en plein dans sa futilité, comme si l'enfance était marchombre. Comme si ses propres regrets -à peine allumés dans la forêt- avaient cette même candeur enfantine. Mais Elera avait l'excuse de ressembler à un petit incendie, vibrant de force, et de pouvoirs qui partaient dans toutes les directions, comme ses pensées; elle n'avait pas la volonté d'être écrasante ou destructrice, juste la composition pour. Ambre se considérerait plus facilement comme une eau dormante, ou à défaut, un bloc de glace de saison; un peu fondue, un peu crade, émoussé, certes; involontairement statique, juste en train d'attendre, la chaleur, la vapeur suffisante pour se transformer en pluie d'acide. Simplement, les paroles lui revenaient comme autant de piques, Ena Nel' Atan sur les rétines.
Quand elle s'agitait, elle ressemblait à une lourde tenture de velours caressée par le vent, avec sa particule noble, et ses joues dégonflées, le teint crayeux et le regard strict; c'était presque indécent, sa grâce, les reflets iridescents du soleil sur sa cape. Et sa façon de corriger, de remarquer sèchement, et avec sa fausse classe, toutes les futilités du groupe. Elle, c'était peut-être la seule vraie « Non-rencontre » d'Ambre, son absence cruelle de profondeur, tout ça, ça venait exclusivement d'Ena.
Ena incapable de s'engager dans un tête à tête attentif et sincère; juste là pour l'apparence, et la superbe, avec son désir d'être imitée sans concession, et ses superficialités de professeur incapable, qui laissait ceux lancés par d'autres, ou trop purs eux-même suivre leur voie. Incapable de les dévier, de les toucher, ou de les rejoindre.
L'itinérante rencontra presque par hasard les prunelles d'Elera, leur limpidité étrange stoppa net le fil de ses pensées. Dans son expression à elle, devait sans doute flotter les « myriades » pompeuses, les théorisations bourgeoises – elle aurait dit: qui se prétendent noble, mais sans la naturelle supériorité.
Elle jaugea un instant, dans le silence, l'attitude d'Elera. Se proposait-elle de devenir son amie, si les circonstances s'y prêtaient. Si elle survivait encore, ce soir? Si Ambre l'acceptait. Comme si elle avait son mot à dire, nous y revenions, toujours. Les pensées de la jeune femme n'étaient sans doute qu'une énorme litanie. Quoi d'autre? Rien ne se passait réellement dans son quotidien, de suffisant pour perturber le rythme habituel- juste pour y ajouter une nuance.
Mais étaient-elles encore anonymes? Toutes deux se connaissaient de noms, d'exercices, parfois, de réputation, un peu en tous cas. Chacune détourna le regard, sans qu'il faille spécifier de raison. C'était son problème, si elle ne pouvait pas s'empêcher de tendre son nez vers les crasses de tout le monde, si, maladivement, elle voulait entendre et confesser chacun pour ses blessures, ses actes, et ses décisions. Ambre ne se sentait pas concernée, moins touchée, même, qu'on aurait pu le croire. Peut-être avait elle grandi brusquement? Murit. Oh, encore une pente vers la probable putréfaction.
Elle laissa ses pas l'entraîner entre deux rangées, et savoura le craquement des planches sous ses pas, les tempes striées de proverbes sages, assimilés au cours du temps, ou créés au hasard de ses humeurs; ainsi, se glissèrent « Sous l'écorce du rougeoyeur, il est autant de cafards qu'ailleurs » « C'est en forgeant qu'on devient forgeron » « Un pas en entraine toujours un autre » « Slynn au soir, beugle pour s'y croire » « Corbac qui s'écroule n'amasse pas d'égards ». Longuement, elle hésita, ravalant ses sarcasmes de réponses avortées, son plaisir à l'idée de blesser lui paraissait trop faible encore. Ou alors, était-ce simplement son froid désintérêt qui s''exprimait: Te reste-t-il assez d'amour, pour prendre ton dernier mélo ? Elle s'éloigna ainsi, oubliant le silence, guettant dans les ombres une improbable menace, le signe d'un vrai intérêt.
Elle se rigidifia instantanément en entendant la réplique suivante d'Elera. Pourtant, en aucun cas ça n'aurait dû lui couper le souffle. L'arbre était pourri, les fruits n'en tombaient pas loin, y avait juste à ne pas négliger -elle se le répétait avec véhémence- que le fruit pouvait pourrir sans aide, et sans arbre, que ce n'était pas forcément la faute d'un ver ou d'un parasite. Juste le temps, les pêches, ces saloperies.
La lotra, avec ses cheveux oranges, et son air de prison portes ouvertes, avec ses grands bras qui ne demandaient qu'à enlacer le monde entier, l'écraser sur son cœur trop gros -grand comme le monde au minimum, et tous ses parallèles, même, peut-être, mathématiquement in-envisageable- l'étouffer avec son parfum, ou sa poitrine. Elle aurait l'air de n'importe quoi, une petite boule d'angoisse vite absorbée , puis intégrée, puis soignée comme une tumeur bénigne, ou pire, simplement oubliée. Ainsi, elle était reléguée par ses propres pensées à une menace léthargique, chiffe de chair qui s'accrocherait entre les poumons, quelque chose d'une araignée toute en nerfs, en fils, en crachats. Maladie de grand-mère, d'enfant noble, naphtaline dans les narines gauches, sniffée avec noblesse, reniflée et enfouie, morveuse poupée, en pleine étreinte -MAIS TU NE M'AURAS PAS, foutue sale gourde, plutôt gicler par tous tes pores.
Elle laissa échapper un ricanement nerveux. Moins incongru, lui semblait-il, que la question. Bien sûr, à cela, pour le tragique, elle aurait pu associer un retournement, une volonté affichée de croiser les prunelles violacées d'Elera, peut-être l'esquisse d'un geste volontairement rabaissant ou dérisoire, type « Mais comment ne pourrais-tu pas l'être sans moi, Elera ma chère, la voie est au plus profond de ton être, comme tu le sais sûrement, soi toi-même, etc! » Ambre avait des grands airs, surtout de dos, quand elle le carrait bien droit, une dégaine de gosse fière. Gosse qu'elle n'était plus, fière sans avoir de quoi.
Elle tourna la tête de trois quart, vers le bas, elle guettait au sol l'avancée imprévisible d'une ombre -Elera en colère, qui aurait ses nerfs à passer, ou homme au plafond qui se jetterait sur sa nuque, la serrait avec passion.
-J'aurais cru que tu trouverais... Mieux. Quelque chose d'un peu plus marchombre que le classique « Moi, moi moi ». J'sais pas. Tu es tellement ce que tu crois! , ironisa-t-elle doucereusement, et avec naturel. Le plaisir qu'elle prenait à retrouver le ton bagatelle de ses conversations. Autrui, pour de vrai, au delà de la première réplique. Ambre souriait. La discorde, c'était son élément, elle s'y sentait forte, suprême reine des désillusions.
-Comme si t'avais besoin de ça. Mais c'est tellement obligé, je suppose. Dans cette Académie, tu as ce supposé mélange de classe, les races sans distinctions, des gens comme toi ou moi à qui on donne une supposée chance. Et comme si c'était obligatoire, tu t'es mise à causer de trame de rêve, d'harmonie en arpège, de la soie de la voie. Le temps que tu as pu, tu t'es roulée dedans, tu as distendu le tissu avec délectation. Et quoi? Maintenant, pour une raison que nous qualifierons volontairement d' « Obscure »... Va savoir, tu t'es épanchée sur une épaule pointue qui t'a crevé le voile, et tu trouilles? Et tu t'accroches au bout du fil qui te ramène à ton silence? Tu te pends avec, ainsi, t'as les doigts de pieds qui frisent la fange, et pour une raison inconnue, plus les moyens d'appeler "Maman" Nel' Atan.
L'ombre apparut, et Ambre fit volte-face, prête à parer un futur coup, sans savoir, l'ombre avait semblé trop ébauchée, et Elera était trop silencieuse sans doute. Elle n'avait jamais pu se vanter d'être d'un accueil tendre.
Et ses yeux de narguer: Tu pensais franchir le miroir sans avoir à changer de gueule?
[Edition à volonté ]
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| Sujet: Re: Au théâtre de nos désirs [Inachevé] Jeu 10 Juin 2010 - 0:32 | | | Moi, moi, moi.
Elera ne put s’empêcher de sourire, paradoxalement. Comment deux êtres suivant la même Voie et le même Maître pouvaient-ils être aussi différents ? C’était comme si elles ne vivaient pas dans le même monde, observaient un univers entièrement opposé, flânaient sur deux plans parallèles qui se superposaient sans être les mêmes. Leur discussion était comme un pont ténu entre ces deux surfaces, et chacune de leur côté du miroir, elles bougeaient les lèvres sans que les sons gutturaux qui s’en échappaient n’aient le moindre sens pour l’autre. Un discours de sourds étrangers, parlant chacun dans leur langue, et puisqu’incapables d’entendre l’autre, faisant semblant de parler le même dialecte. Leurs pensées ne traversaient pas le pont, elles tombaient à l’eau avant d’arriver de l’autre côté, pour que n’arrivent à leurs oreilles que l’écho du corps qui crève la surface. Elles croyaient chacune savoir ce qui se passait sous le crâne de l’autre, s’imaginaient d’autres mystères là où il n’y avait rien, et puis une phrase était prononcée et tout était remis en cause. Prévisions excessives qui tombent en ruines. Elles s’imaginaient être sur la même onde, avant de découvrir qu’elles n’étaient même pas dans la même rivière. Leurs croyances les plus profondes n’étaient que mère concepts théoriques dans les yeux de l’autre. Peut-être était-ce inutile d’ouvrir son âme, si ni l’une ni l’autre n’étaient capables d’en faire quoique ce soit. Incapables de se comprendre, et donc d’avoir le moindre impact l’une sur l’autre, chacune tombant dans un excessif opposé qui les empêchaient de trouver une balance, quelle qu’elle soit. Mais Elera avait proposé qu’elles apprennent à se connaître, et Ambre n’avait pas refusé. Alors elle le ferait.
- Je n’ai pas d’autres yeux que les miens.
Ce fut la seule explication complémentaire qu’elle donna pour ce qu’elle croyait au plus profond de son âme. Pourquoi tous les Marchombres croiraient-ils en quelque chose de plus grand ? Peut-être, oui, qu’il existait un lien entre chaque chose, une harmonie naturelle que les Marchombres tentaient de comprendre ; peut-être aussi n’était-ce que le hasard qui plaçait chaque être, et qu’il n’y avait ultimement rien à comprendre, êtres basculés dans un monde sans signifiance à essayer de vivre l’invivable, la peur au ventre à l’idée de quitter un jour cet état alors qu’ils n’avaient aucune idée de ce qu’était la mort ; peut-être encore existait-il, comme dans les légendes, un être éthéré tel le Dragon ou la Dame, et qu’ils comprendraient tous un jour. Mais cela n’avait aucune importance. Aucune importance, parce qu’elle ne savait pas et ne pouvait pas savoir. C’était à travers elle-même qu’elle tentait de comprendre, et qu’elle liait chaque chose. Une forme esquissée, un son lâché, une émotion ressentie. Elle ne pouvait pas savoir à quoi ressemblait le théâtre à travers les yeux d’Ambre, elle n’en connaissait que sa propre image. Comment lui donner d’autres signifiances que la sienne, puisqu’elle n’en connaissait pas d’autre ?
Mais cela n’avait plus d’importance à présent, parce que déjà la réponse qu’elle attendait, perchée sur son fil de funambule au dessus du néant, venait de fuser hors du trou béant à ses pieds pour la rejoindre. Elle avait peur du vide, sans vraiment le vouloir, et attendait les mots pour pouvoir se faire croire que la crainte n’avait jamais existé. M’aideras-tu, Ambre ? Elle s’était attendue à un non, ou peut-être à un oui.
Va voir ailleurs si j’y suis.
Ou, peut-être, je t’aiderais.
Pas « mais t’es bien par terre, Elera, restes-y donc. »
Ses propos étaient lents. Elle avait d’abord écouté sans en discerner la fin, sans comprendre où Ambre voulait en venir, puis chaque phrase devint une saccade poignante, broyage de rêves, coup de vérité brut. C’était obligatoire, tu t’es roulée dedans, tu t’es épanchée sur une épaule pointue qui t’a crevée le voile. Silence sur fond de pensées tumultueuses, et d’échos d’un discours qui ne voulait pas s’effacer.
*Tu fais une belle épaule pointue, Ambre. Et je sais, je sais, je sais. Je sais que je suis niaise, je sais que je ne peux pas continuer à avoir confiance en Marlyn après sa trahison, je sais que la Guilde du Chaos a détruit tout ce qui me tient à cœur et tuera ceux en qui je tiens. Je sais que je ne devrais pas pouvoir leur pardonner, que je ne peux pas continuer à espérer, à croire qu’en fermant les yeux, demain, tout ira bien, qu’ils changeront d’avis, que ceux qui prônent la destruction ne sont pas si mauvais que ça, seulement différents, et que les morts se relèveront. Qu’ils nous laisseront une chance, comme je veux leurs donner la leur. Qu’on s’acceptera, qu’on vivra chacun nos vies sans se marcher sur les pieds, et qu’on sera libre, tous. Le fruit de vos entrailles est béni ; j’aurais pu le leurs dire, avant, et le croire, et espérer. Mais plus maintenant. Le fruit de vos entrailles n’est plus que pourriture, la vôtre et celle des autres. La mienne, aussi, maintenant que je n’arrive plus à croire. Je sais, je sais que je ne peux pas laisser les lambeaux de ma vie tomber en poussière autour de moi au nom de l’acceptation, et sacrifier ceux en qui je tiens sur l’autel de la tolérance. Mais j’aimerais tellement croire le contraire, Ambre. Croire qu’on peut tous trouver notre place quelque part, sans se faire écraser par les désirs des autres. Accepter. Mais je peux pas, je peux pas, eux ou eux, il faut choisir. Je sais bien qu’on ne peut pas avoir le siffleur, l’argent du siffleur et le sourire de l’éleveur. J’aurais voulu laisser le Chaos ici, je n’ai que faire de qui contrôle l’Académie, j’aurais voulu laisser le Chaos agir à sa guise, mais il ne me laisse pas agir à la mienne, ni moi, ni tout ceux qui savent.*
Elle tituba. Il n’y avait pas de filet pour la rattraper, en bas. Alors elle se rattrapa au fil, l’agrippant de sa main, pour ne pas tomber. Mais elle ne se pendrait pas avec. Elle devait choisir. Lâcher ou remonter. Laisser le Chaos être, comme le dictait ses idéaux naïfs, ou se battre contre lui, pour protéger un camp dont elle ne voulait pas faire parti, mais auquel elle s’était trop attachée. Rester neutre et vouloir satisfaire les désirs de tout le monde n’étaient plus des possibilités, elles étaient devenues des chemins engloutis par un éboulis imprévu. Ce n’était même pas un choix, finalement, parce qu’avant même qu’elle n’envisage le choix, il était déjà fait. C’était une impulsion du corps, un réflexe de survie, un élan de l’âme. Elle n’avait pas voulu choisir, mais face au danger, le choix se fait instinctivement, et face à n’être ou n’être plus, même si le combat n’était que pensées volantes, il était naturellement fait avant d’être défait. Elle n’avait pas eu le temps de réfléchir qu’elle ne se balançait déjà plus au dessus du vide. Juste le temps de se demander ce que c’était, ce fils sur lequel elle avait tiré sans le savoir.
Pensées, sensations et gorgées d’espoir ravalées la transcendèrent en quelques instants seulement, si vite qu’elle n’eut pas le temps de les comprendre ou de les démêler. Elle ne savait pas ce qui venait de se passer, juste qu’il venait de se passer quelque chose, et que cela l’avait changée. Comme si les mots doucereux d’Ambre, au lieu de l’épingler au sol, avaient remplis le rôle même qu’Elera lui avait demandé de remplir. C’était comme un château de cartes aux bases branlantes ; Ambre avait soufflé dessus, puis tout écrasé à coups de massue. Peut-être avait-elle voulu que le château reste par terre, peut-être au contraire avait-elle tenté de l’aider à sa façon en lui montrant la futilité des châteaux de cartes et en la ramenant à des activités moins puériles, ou peut-être encore n’y portait-elle pas grande importance. Qu’elle ait voulu l’aider ou non en crevant ses bulles d’illusions, elle ne l’avait sûrement pas fait de la manière qu’elle s’attendait. Elera la décevrait, sûrement. Qui reconstruit son château de cartes au moment où il vient de s’aplatir par terre ?
Elle fit un pas en avant, des certitudes incomprises courant à la surface de sa peau. Ambre se retourna, défensive. Et ce fut dans cet autre court instant, pendant ce retournement d’un corps à vif, que cela la frappa. Elle avait été trop marquée par ce que les paroles d’Ambre signifiaient pour elle pour réfléchir à ce qu’elles voulaient dire pour la Corbac. La façon dont elle dénigrait les Marchombres, et cet obscur pas si obscur que ça, lorsqu’elle voulait bien y penser. L’insulte au Maître, ensuite. Elle se figea, stupéfaite, sans réagir à la position étrangement défensive de la jeune femme.
- Toi aussi, tu es… ?
Encore une certitude qui la frappa de plein fouet pour courir sur ses nerfs et s’immiscer dans chacun de ses gestes. Elle ne finit pas sa phrase, n’en ressentit pas le besoin. Elle comprenait, Ambre aussi. Toi aussi, tu es perdue. Toi aussi, tu ne trouves plus de sens à la voie des Marchombres. Toi aussi, tu as vu tes idéaux s’effondrer. Toi aussi, tu sais que le Chaos est au pouvoir et te voit prisonnière d’une prison de verre… Elera avait les cheveux rouge feu, éclatants de couleur, longs et fins, suivant inlassablement son corps d’enfants et faisant apparaître sa peau comme plus claire encore, translucide, fragile. Mais peut-être que, sous ses cheveux d’ébène contrastant tellement avec ceux d’Elera, assombrissant son être et dissimulant les pensées qui poussaient sous ses racines à grand renfort de mèches viles qui lui fouettaient le visage, coupées courtes à l’arrière comme pour ne camoufler que ce qui devait l’être, c’étaient les mêmes idées qui se reflétaient dans le crâne de la fille aux yeux-miroirs.
- Nous ne sommes pas si différentes que ça, finalement.
Elle ne s’offusquait plus de la description qu’Ambre faisait de la voie, et de la méfiance qu’elle avait de suite embrassée, comme si Elera allait l’attaquer ; un autre l’aurait peut-être fait, après ses accusations. Mais elle comprenait sa frustration à devoir taire une vérité qui blessait tellement de personnes, et à voir que la Voie ne la menait nulle part, lorsque le Chaos régnait en Maître. Elle n’essaya pas de lui rendre espoir, non plus. Comment l’aurait-elle pu, alors qu’elle avait perdu le sien et venait de lui demander son aide ? Elle venait de se battre, laissant derrière elle ses croyances profondes pour pouvoir garder ce qui était plus important encore, mais ne savait ni pourquoi ni comment. Elle n’avait aucun conseil à donner, aucune réponse à fournir. Plus tard, peut-être, mais pour l’instant, le silence du partage remplaçait les paroles apaisantes. Il n’y a qu’une chose, une seule, qu’Elera ne pouvait pas laisser passer.
- Ce n’est pas de la faute d’Ena. C’est vrai, nous ne pouvons pas l’appeler, maintenant. Mais n’a-t-elle pas tentée pendant tout notre apprentissage de nous apprendre à avancer seules sur notre voie, à ne plus avoir besoin de l’appeler, à être libre ? C’est ce que nous faisons, à présent.
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| Sujet: Re: Au théâtre de nos désirs [Inachevé] Sam 26 Juin 2010 - 16:20 | | | Face à face. Ambre, depuis le temps passé dans la forêt, se sentait prête à utiliser la moindre arme qui pourrait lui servir. Le dessin pulsait en possibilité. Comment se défendrait-elle, si attaque il y avait? Elera devait être excessivement rapide, et très proche déjà, un poignard, ce serait suffisant pour une parade, mais pas assez pour blesser ou sauver sa peau. Etoile de jet. Noire, très noire, puis acrobatie: elle passerait par dessus la première rangée de chaises Et puis... Et puis, ses sens s'apaisèrent, l'attitude de l'autre jeune femme, si elle n'avait rien de placide disait cependant que les idées belliqueuses étaient à proscrire. Ambre ne la sentait même pas réfréner une pulsion, sous le sacro-saint « Je suis pure, je respecte les règles » ou « Pas ici ». Ni même quelque chose comme: « tu ne vaux pas le risque » ou « Tu ne paies rien pour attendre ».
Pourtant, l'enfant des routes ne pourrait se départir de sa méfiance. Pas plus que l'autre, perdre cette attitude « adéquate » et tellement agaçante. C'était établi, droit dans les yeux, on ne pourrait s'accorder ça, on ne le désirait même pas. Elera et ses grands yeux opalescents, qui avalaient et recrachaient toute la lumière du monde, la détaillait sans fausse pudeur, de l'arrête du nez à la base du cou. Ambre se concentrait sur le haut de sa pommette gauche, lisse et pure comme des jeux d'enfants, piquées d'étoiles discrètes et sans amertume. Balayée d'une mèche rouge. Rouge comme le sang, la guerre, les passions; c'était tellement paradoxal, ces couleurs d'indécence, de physique, de brûlure; et son regard. C'était comme si Elera était physiquement bâtie pour être vue. Et suggérer souvenir, sensations, valeurs. Alors qu'Ambre ne voyait sous sa carcasse qu'un nuage de candeur, sans poudre aux yeux, sans profondeur, une façade, des petits espoirs étriqués, pas de bêtises, non, mais une intelligence tellement classique qu'elle devenait dérisoire. Tellement que ça devenait bizarre: comment cette fille pouvait avoir gagné sa place avec facilité? Comment avait-elle séduit ceux qui l'aimaient, pourquoi eux, pourquoi être devenue cette... emblème?
Ses yeux s'agrandirent, lorsqu'enfin, l'autre se décida à répondre. Ca ne dura qu'une fraction d'une seconde, parce qu'elle s'attendait perpétuellement à être dénoncée et découverte. Mais son froncement de sourcils, têtu, lui, plissa son front et ses paupières à son insu. « Aussi? » Elle aurait blêmi pour moins que ça: c'était trop vertigineux, trop ancien, trop... Vous savez? L'idée qu'elles étaient de la même race, de la même espèce, chiens de courses, harengs pendus au bout du fil, occupés à tressauter méticuleusement, à s'enfoncer leurs accroche plus profondément dans la lippe. Se noyer d'air, voir la lumière ricocher, choisir ses attaches à défaut de la liberté. Les marchombres-poiscailles, muettes face au chaos: en suspension. Pour la Corbac, elles n'étaient plus dans le même sac. Elle voulait autre chose, elle valait mieux que ça, elle pouvait louvoyer dans la flotte, empoisonner doucement, c'était possible, c'était faisable, ne pas mordre à l'hameçon, être au dessus de tout ça, prétendre qu'elle n'avait pas été rejetée à la mer, par le hasard, que c'était encore un choix. Mais il y avait un aussi, dans les mots d'Elera.
Un aussi stupéfait, quand n'importe qui l'aurait jeté à terre, un aussi démesurément trop grand pour cette minuscule petite bouche sage. Un aussi qui flottait dans l'air, que les deux jeunes filles regardaient tomber loin de leurs rivages, quelque part dans l'imagination, la vraie, la propre.
Les doutes qui avaient taraudé Ambre revinrent en offensive. Elera: la plus grande duperie du monde? Le pied de nez suprême à Nel' Atan; l'élève chérit qu'on câline et qui s'écarte sans qu'on s'en rende compte. La jeune fille-fleur bleue, comme façade d'apparat, et à l'intérieur, une véritable forme de génie? Les yeux mauves se durcirent, tout à la gymnastique que lançait l'esprit-fumeux. Pourquoi avouer? Que serait-ce d'autre? Pourquoi, comment aurait-elle compris, qui connaissait-elle, quel maître l'aurait pris sous son aile, pourquoi? Et comment, elle, qui se targuait d'une perspicacité supérieure aurait pu nourrir puis affamer ses soupçons, passer à côté d'une énormité pareille?
La réplique suivante la glaça plus surement qu'un saut dans le Pollimage. Finalement.
Elle repoussa entre ses doigts les mèches de son visage- comme on balaye devant sa porte, avec agacement et sans y faire attention. Pas une étincelle de joie, pas de machiavélisme, c'était bien trop cliché. Mais pas non plus de joie spécifique, d'étoiles de connivence. Quoiqu'elles aient en commun, visiblement, ce n'était pas réjouissant, juste... plat, et inattendu.
Ambre fixait le visage de son interlocutrice, y cherchait une confirmation, quelque chose de brutal, l'angle d'un sourire de l'ermite, la plume de quelqu'un d'incroyablement plus beau et grand qu'Ena Nel' Atan. Mais celle-ci reprit, justement, le fil de la conversation. Avec le prénom seul, et toute l'intimité qu'il sous-entendait, qui froissa les tripes d'Ambre comme un mauvais souvenir. Etaient-elles observées? Pouvait-ce justifier l'aveu incomplet de la rouquine? Certainement, pas plus que d'ordinaire. Il y avait méprise. Dans tous les sens du terme, si j'ose dire.
La jeune fille haussa les épaules: quoiqu'il en soit, s'en tenir à son rôle. Arène, théâtre. Ambre Naeëlios; sourire chlorhydrique et respect cyanosé. Et Elera... quoi, déjà? Oh, justement.
-Ah bon? C'est ma mère et mon père qui m'ont appris à marcher. A me relever aussi. Ils n'ont pas tenté de le faire, ils l'ont fait. Ils ont bâti leur route, comme je me bats sur la mienne. Ena Nel' Atan est juste un panneau -complètement figé et - et toi, tu es tombée dedans. Je ne veux pas l'appeler, je ne l'ai jamais fait, et je ne crois pas que c'est un service pour toi de la considérer comme un substitut de quelque chose.
Elle avait baissé les yeux, par réflexe pudique et presque repentant; à l'idée de les mêler à ça. A l'idée de glisser un sous-entendu aussi immonde que probable. Mais c'était nécessaire, n'est-ce pas? Il fallait voir, jusqu'où ça mènerait. Il fallait voir, parce que cette discussion n'était pas crédible, pas du tout, mais complètement ...
-Ni comme quelqu'un envers qui tu as une dette. Je ne crois pas qu'elle t'ait choisi, rien n'a été fait dans les règles, elle était obligée, sous contrat, elle-même bloquée, et... Oh, bien sûr, tu peux aussi considérer que je n'en sais rien. C'est toi la marchombre, moi, je suis encore à sa botte. Je sais à qui je dois ma non-liberté, grimaça-t-elle dans un sourire torve. C'est parce que tu peux te faire appeler Maître que tu restes, ou vraiment, tu te vois bâton de vieillesse de l'Académie?
N'importe quel observateur potentiel aurait pu justifier un comportement violent, chaotique, une bassesse qui aurait servi d'aveux, bref, qu'une part d'obscurité, de chaos soit éveillée par ces mots. Et Ambre attendait, sans relever les yeux, le moment de la confrontation. Si Elera avait été plus maligne qu'elle, depuis le départ. Si la carapace était inébranlable. Ce que serait le vertige de rencontrer quelqu'un de « son » camp, presque dans sa situation. Entre deux chaise, comme les jeunes femmes en ce moment.
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| Sujet: Re: Au théâtre de nos désirs [Inachevé] Mar 29 Juin 2010 - 15:55 | | | Il y avait tellement de désillusion, dans les mots de la fille de deux peuples. Frustration à être bloquée entre deux, et certitude de ne pas vouloir entrer dans un moule ou dans l’autre, aussi, comme si sur une route, tous les panneaux indicateurs menaient à des impasses ou à des éboulis, et que mieux valait se perdre de soi-même plutôt qu’en suivant les conseils méphistophéliques des voyageurs figés sur la route. Elera était arrivée à l’Académie avec ses idéaux ancrées dans tous ses pores, rêve-torrent qui coulait dans ses veines, croyance-ossature qui n’attendait qu’à ce qu’on lui explique ligaments et cartilage pour se mettre en mouvement. Ena avait été là, avec son visage insondable et ses gestes mesurés, et la jeune fille qu’elle avait été avait cherché les réponses dans la modulation de sa voix et la pliure de ses doigts. Elle n’avait trouvé que le vide, mais elle avait continué à regarder, jusqu’à ce que les mouvements prennent un sens, et que les secrets se dévoilent. Elle avait compris Ena et Ena l’avait comprise.
Peut-être, au début, qu’Ena avait été obligée de lui enseigner, obligée de la choisir. Peut-être que ses murmures n’avaient été que des conseils envoyés dans l’air, et que ce qu’Elera pourrait en faire n’avait eu aucune importance pour elle. Elle était restée cette figure distante, éloignée, qui ne s’implique jamais vraiment et se contente de demander, d’observer, de critiquer. Elle se moquait bien d’être aimée ou non de ses apprentis, et se contentait de son rôle de maître, en tant que professeur. Mais son regard avait changé, au fil du temps. Son visage n’était plus aussi hadal et Elera avait perçu les impressions qui foisonnaient dans les abysses. Ses gestes avaient perdus en mystère, ses mots n’étaient plus aussi impersonnels que les premiers jours. Elle demandait, mais elle écoutait et répondait, aussi. De figure désarticulée, elle était devenue vivante. De professeur, elle était devenue guide. Le lien qui s’était tissé entre elles au fil des années, jours, heures, non, secondes plutôt, était devenu si fort qu’Elera ne pouvait même pas imaginer qu’il s’étiole un jour. Il avait survécu à la trahison. En était ressorti plus noué qu’avant, même, alors qu’Ena lui avait offert un morceau de son âme, de ses regrets, de ses souvenirs. Ena avait offert un avenir à Elera ; Elera, en échange, lui avait rendu son passé.
Mais rien de tout cela n’était arrivé à Ambre, et au fil des mots, la marchombre se demandait de plus en plus si elle ne s’était pas trompée, en assertant qu’elles étaient l’analogie l’une de l’autre. Le reflet dans l’eau n’est pas toujours la copie conforme de la réalité, distordu par la surface aquatique qui tentait encore et toujours de le modifier, de le ternir, de l’oublier. Elera doutait, de cette voix dans son cœur qui lui disait de tout accepter alors que cela la détruisait un peu plus chaque jour ; elle doutait ses propres valeurs, sa tolérance, son pacifisme. Mais elle ne doutait pas d’Ena. Elle ne doutait pas des Marchombres. Elle ne doutait pas de l’existence de la voie, ne doutait pas de sa justesse, mais simplement de ce qu’elle devait faire pour ne pas s’en éloigner.
L’ancienne itinérante, elle, rejetait tout, blâmait l’enseignement d’Ena, montrait du doigt la futilité des diseurs d’harmonie, comme s’ils étaient un groupe de superstitieux, lisant dans les feuilles qui frissonnaient dans le vent plutôt que dans celles du thé au fond d’une tasse.
Etait-elle, elle aussi, arrivée avec ses idéaux dans son sac en bandoulière, les avait-elle laissés tomber dans la poussière en cours de route ? Ou était-elle arrivée les mains vides, cherchant à se les remplir ici, pour découvrir que la voie des marchombres ne lui offrait que du vent ? Ena avait donné à Elera ce qu’elle cherchait. Par obligation, peut-être, mais Elera n’avait jamais vu les choses sous cette angle ; Ena était libre, avait été libre de refuser de lui apprendre comme elle en avait refusé d’autre. Mais elle n’avait pas entremêlé son chemin à celui d’Ambre comme elle l’avait fait pour elle. Pourquoi l’avoir acceptée, alors, si c’était pour la laisser en arrière ? Et maintenant, la Corbac ne voyait que poussière là où Elera avait toujours vu des étoiles…
Aurait-ce été différent, si Ambre avait eu un autre maître ? Quelqu’un qui l’aurait écouté, qui l’aurait comprise ? Un autre aurait-il pu lui montrer tout ce qu’Elera avait vécu, tout ce qui était devenu si accroché à son être que le nom de Marchombre était devenu indissociable d’elle-même ? Elera rit nerveusement ; quelques minutes plus tôt, elle n’avait pas été aussi certaine de l’indissociabilité de ces deux termes. Mais les doutes d’Ambre balayaient la voie et lui avaient ouvert les yeux sur le fait que ce n’était pas de cela qu’Elera doutait. Malgré le Chaos, il était toujours possible d’avancer vers l’harmonie ; il l’empêchait seulement de rester neutre envers tous. Il l’obligeait à choisir un camp qu’elle aurait dû choisir des années auparavant, mais qu’elle n’avait jamais voulu embrasser, elle qui restait ouverte à toutes les voies, même celles qu’elle ne parcourait pas. Alors qu’Ambre…
- Pourquoi as-tu choisi cette voie ?
Plus elle y pensait, moins elle croyait qu’un autre maître aurait pu guider Ambre sur la voie, et moins elle voyait l’intérêt de la démentir sur Ena, puisqu’aucun mot ne pouvait décrire leur lien, et qu’aucun mot ne convaincrait la Corbac. Elle ne croyait pas, et tellement pour les marchombres était une question de croire que c’était possible, même si on ne le voyait pas, même si on ne le sentait pas. Croire, puis savoir. Le faire, parce qu’il n’y avait aucune raison valable de ne pas le faire. La corbac questionnait, s’effaçait, observait sans oser essayer. Ena avait été une déception pour elle, Ena aurait pu être davantage, mais c’était la voie qui était une déception à travers le maître, et Elera doutait fortement que les mêmes idées, mises en avant par un autre, aient pu résonner davantage dans le creux de ses yeux. Elles se seraient reflétées sur ses pupilles, renvoyées par le miroir sans jamais les traverser… Ambre ne voulait pas être marchombre, ou plutôt, avait abandonné l’idée de pouvoir l’être, et à présent, elle cherchait autre chose sans savoir où se raccrocher, en se répétant inlassablement qu’elle n’avait ni envie ni besoin de se raccrocher quelque part. C’est bien, le vide, aussi. Et dans le vide, c’est le visage de Marlyn qui clignota dans l’esprit d’Elera, un temps. Mais pas le visage déchiré de ses cauchemars, pas le visage masqué qu’elle croisait dans les couloirs, pas le visage borgne aux cicatrices mythiques qui la hantait tellement ; c’était le visage d’une adolescente fougueuse, aux yeux brillants de questions et d’espoirs, et puis de peine, aussi, alors que chacun de ses rêves se voyait broyé par l’Académie, un par un, comme autant d’insectes qu’on écrase avant de les anéantir proprement, tous d’un coup, à coup de dalle qu’on laisse ensuite là pour dissimuler le massacre qui se cache en dessous.
Ambre était différente, elle n’avait pas la fougue qu’avait eu Marlyn, n’avait pas eu sa réaction non plus, mais elle aussi avait dû espérer, au moins au début. Et puis le chaos était arrivé avec toutes ses réponses et ses promesses, et la jeune Felixia l’avait suivi corps et âme. Ambre cherchait encore, mais quelle différence est-ce que cela pouvait bien faire ? Elle aurait voulu dire à celle qui lui faisait face qu’elle espérait qu’elle trouverait ce qu’elle cherchait, mais si c’était le Chaos qui l’attirait elle aussi, alors l’enfant marchombre ne l’espérait plus. Elle ne voulait pas que la jeune fille devienne une ennemie à son tour. C’était égoïste, peut-être, mais elle ne voulait plus que la fille perdue trouve sa voie sur un chemin opposé, sur celui de la destruction et d’un monde où ceux qui ne partageaient pas la même vision des choses se voyaient enfermés dans des cachots d’ébène, liés par des chaînes d’acier qui leurs sciaient l’esprit si non la peau des poignets. Alors, à la place, elle murmura un autre espoir.
- Mieux vaut se bâtir seul et ne pas savoir ou l’on va, plutôt que de suivre un chemin simplement parce qu’on y voit des traces de passage. Le troupeau de siffleurs qui a écrasé l’herbe du chemin en passant peut très bien être tombé sur le tigre des plaines à la première courbe du chemin…
Elera avait toujours voulu le meilleur pour les autres, avait toujours voulu qu’ils trouvent leur place, même au détriment de la sienne ; espérer qu’Ambre reste sans attache et ne trouve jamais un guide comme Elera avait trouvé le sien en Ena la rendait malade, et elle baissa les yeux à son tour, incapable de croiser les siens, incapable de la regarder en face, alors qu’elle se sentait plus mal que jamais auparavant. Son vertige moral devenait malaise physique ; alors c’était ça, de laisser ses vérités derrière soi ? D’abandonner tout ce en quoi on croyait, pour suivre la voie de la nécessité, le choix de la survie ? Sa gorge se serra en même temps que ses lèvres, et elle se tut, un instant, l’incertitude lui vrillant les tripes. Puis, prenant une grande inspiration, elle continua, puisqu’il était trop tard pour reculer.
- Pourquoi ne lui demandes-tu pas de te libérer ?
Avant de se rattraper, remarquant immédiatement ce qui n’allait pas dans ses paroles. On ne quitte pas la voie des marchombres après en avoir découvert certains secrets et après les avoir côtoyés pendant trois ans. Même si l’Académie ne suivait pas vraiment les règles, il y aurait forcément des difficultés. Et puis, tout dépendait de sa réponse à sa première question, aussi ; pourquoi as-tu choisis cette voie, pourquoi ne quittes-tu pas cette voie, c’était deux questions, mais deux fois la même, et elle aurait mieux fait de se taire.
- Non, c’est plus compliqué que ça.
Elle soupira, puis fronça les sourcils ; « je sais à qui je dois ma non-liberté. » Elle parlait d’Ena, ses paroles précédentes ne laissaient aucun doute. Mais alors, le chaos ? C’était au chaos qu’Elera devait sa non-liberté. Elle avait pensé qu’Ambre était dans la même situation, mais maintenant… Elle savait pour la prise de l’Académie, ça au moins était sans ambiguïté. Elle ne comptait pas aider l’Académie à se libérer des mercenaires, ça aussi semblait limpide ; elle n’avait rien à protéger, l’Académie ne lui avait rien apporté. A moins que seuls les Marchombres n’aient été une déception, et qu’elle tenait à tous les autres lambeaux de souvenirs qu’elle avait tissés ici ? Enfin, au pire, elle ne comptait pas la protéger, mais peut-être ne comptait-elle pas se battre contre elle, non plus. Sans camp, elle campait entre les deux ; mais pourquoi sa question, alors ? Elle devait savoir qu’Elera ne pouvait pas partir sans que des dizaines de personnes en souffrent, torturées voir tuées dans les cachots. Elera choisissait de rester, pour eux. Ambre impliquait qu’elle n’avait pas à rester ; la vie des prisonniers avait-elle si peu d’importance à ses yeux ? Avait-elle tant de mépris pour l’Académie dans son entier ? Elera ne voulait pas qu’elle pense que c’était son cas, à elle aussi. Ses conseils camouflés avaient trop ressemblées à un mensonge à ses oreilles, elle qui avait suivi la voie ouverte par Ena ; cette fois, elle ne dirait que la vérité.
- J’aurais préféré ne pas être appelée Maître. Pouvoir n’être qu’une autre élève dans la foule. Une élève qu’on oublie, pour ne pas avoir à faire attention à ne pas me trahir à chaque pas, à chaque regard.
Ambre devait comprendre qu’Elera voulait qu’aucun mal ne soit fait aux otages, qu’elle ferait tout ce que voulait le Chaos et ne le trahirait pas, si cela pouvait diminuer les souffrances. Qu’elle ferait semblant de ne rien savoir et d’être maître marchombre, alors qu’elle n’était qu’une adolescente incapable de partir, incapable d’ouvrir la bouche pour hurler la présence de ce chaos qui s’infiltrait partout. Elle ferait ce que le Chaos lui avait ordonné de faire, elle ferait semblant de ne pas savoir, garderait un sourire sur son visage, ferait croire aux autres qu’ils étaient en sécurité, laisserait le Chaos agir à sa guise sans mettre son nez dans leurs plans ni essayer de les contrer – ça, elle laissait à Khelia le soin de le faire à sa place. Elle ferait semblant de ne rien avoir dit, semblant de ne pas savoir qu’une résistance commencerait bientôt à se former, maintenant que Silind et Khelia savaient ce qui se tramait dans leur dos. Mais il aurait été tellement plus facile d’agir et de ne se trahir ni pour un camp ni pour l’autre si elle n’avait pas été Maître, si elle n’avait pas eu cette crinière rousse qui la démarquait tant, si elle n’était pas devenue Marchombre l’été d’avant. On a souvent moins peur des apprentis que des maîtres, s’imaginant toujours que ceux qui ont un titre inférieur ont aussi des yeux et des oreilles moins entraînées, ou une bouche moins apte à s’ouvrir… Oui, Elera aurait voulu ne pas entendre les chuchotements qui accolaient le titre de Maître à son nom, et n’être qu’une élève qui ne nécessitait pas une plus grande surveillance que ça. Etre officiellement l’une des personnes qui ne savaient rien, trop idiotes pour découvrir la vérité, trop faibles pour être dangereuses. C’était eux, les élèves anonymes, qui gardaient entre leur main tous les espoirs de la chute du Chaos…
- Je ne compte pas rester ici bien longtemps.
Elle l’avait chuchoté, phrase la plus dangereuse qu’elle avait dit jusque là ; aucune information vitale, mais l’indice qui prouvait qu’elle savait quelque chose, et qu’elle ne comptait pas laisser le Chaos à la tête de l’Académie, ou tout du moins, qu’elle ne comptait pas rester sagement assise à l’intérieur de l’enceinte indéfiniment… Elle restait pour les prisonniers, il était impensable qu’elle parte à leur détriment, mais elle ne comptait pas rester. Ils seraient délivrés, d’une manière ou d’une autre. Elle briserait ses entraves, ou attendrait que quelqu’un les brise pour elle, puis aiderait les autres à se débarrasser des leurs. Quoiqu’il arrive, elle se battrait, au lieu d’obéir gracieusement et d’espérer vainement. Elle se battrait. Et si Ambre ne comptait pas se battre elle aussi, Elera n’avait plus qu’à espérer qu’elle aurait l’obligeance de se taire, et de garder la trahison dans la bulle tranquillisante du silence.
La Marchombre avait bien besoin de ces quelques gouttes de confiance, pour pouvoir garder son radeau sur les flots, et ne pas sombrer dans les abysses d’une méfiance paranoïaque.
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| Sujet: Re: Au théâtre de nos désirs [Inachevé] Mar 6 Juil 2010 - 0:07 | | | D'un point de vue purement musculaire, le monologue qui suivit ressemblait à un long et doux abandon. Ambre sentit chaque nerf de son corps se liquéfier presque, mollir dans la vieille certitude. Ce qui était étrangement paradoxal. Tout rentrait dans l'ordre, l'ermite s'en serait peut-être offusqué, ou prenait-il, comme la jeune femme, le plaisir à constater son désordre personnel, en vis à vis de quelque chose de parfaitement adapté et prévisible. La norme faisait la non-norme. Le chaos créait l'égalité parfaite. Les mêmes chances. Tout ça.
Ambre aimait, enfant, les soirs qui ressemblaient, les rythmes lancinants des cordes qu'on pince, des battements de coeur de bois. Symétriques et prévisibles, les saccades froides, et les paumes qui rougissent. Les ongles longs qui se fêlaient, ou la crasse qui en tombait. Elle retrouvait ses rythmes primitifs et communs dans la voix d'Elera. Depuis la première question, qui seule, avait évincé tous les doutes. Peut-être, en d'autres circonstances, aurait-elle sourit. Mais c'eut-été une dissonance. Elle présentait à son interlocutrice son visage baissé, mais plus que ça: son front, le coup de tête, le lunatisme.
Il aurait fallu des siècles pour que l'esprit de la jeune fille traduise le paradoxe: ses sautes d'humeurs et la litanie, les mêmes accords scellés, crevés, répétés, vidés de substance. Et sans doute moins de 30secondes pour s'amuser de la perspicacité de l'Autre: oui, le point commun, le point d'interrogation.
Tout était bien. Elle n'avait pas pris la mouche, rien relevé. Pas une seconde Ambre n'envisagea qu'elle pouvait jouer encore. C'était trop évident, trop rassurant par l'aspect commun. Ce n'était pas un masque, c'était le vrai, le vrai creux du début, le méprisable, et ça l'arrangeait parfaitement. Il n'y aurait pas de confidences, pas d'intérêt, rien. Elles n'étaient pas du même monde.
Cette fille n'avait aucune fierté. Abstraction totale d'elle-même, sans aucun doute, si elle avait eu le don, elle aurait fini rêveuse. Reclue dans son univers, pour elle-même. Marchombre. Par connerie, dépit, illusion, ou quoique ce soit. Comme les autres. Elle en avait eu la certitude quand Elera avait parlé de choix. L'idée même de choisir ce qu'on est, ce qu'on peut faire, semblait à l'ex-itinérante une telle utopie.
Ambre aurait pu dire, aller au fond. Racler ce que l'autre assimilait à de la boue et lui clasher au visage. Pour qu'elle se fonde dans le décor vrai, qu'elle cesse d'être créature- poils roux, peau pâle, iris luminescents. Elle n'était même pas belle. Même pas charmante. Même pas pure par volonté. Elle ne valait pas mieux. Elle avait "choisi" comme si ça se pouvait! Comme si ce n'était pas la voie qui l'avait appelée, comme si ce n'était pas à la plus parfaite définition de son être que le terme de chevaucheur des brumes s'appliquait. C'était elle. Elle avait formaté son être en fonction de ce terme; comme avait dû le faire avant elle Ena Nel' Atan. Elle pourrait courir des milliers d'années, elle ne verrait jamais rien dans le brouillard, que les lumières qui le transperceraient. Rien de la magie des contours flous, de la nuance, rien de ce qui rampait au sol, rien des ombres projetées. Elle verrait toujours la beauté de la page blanche, et le sens des écritures qui potentiellement pourraient la ternir. Mais jamais elle ne comprendrait la poésie du noir sur le blanc, de l'imperfection, de la texture, du dessin unique. Jamais. Elle s'extasierait à merci devant l'herbe - qu'elle citait, à quoi bon? - jamais devant le pied qui la foule, la courbe de flexion, l'abolition de l'esclavage, les colonnes brisées allégorique.
Tu n'as que tes yeux, mais pourquoi te borner à regarder le doigt quand on te montre le ciel, ou le ciel seulement alors que tes pieds sont au sol? Pourquoi, si tu lèves les yeux, prétendre que nos visions seront discordantes, que nos conceptions sont inconcilliables? Pourquoi m'interroger? Si tu prétends de toutes façons ne rien comprendre. Soit c'est du vice, soit c'est de la connerie, soit c'est aussi vain que prier une divinité.
Le joli visage se fronça, allait-ce quand même venir, le coup de colère? Froidement, comme après dissection? Mais non. Simplement le fil de sa réaction qui lui apparaissait moins clairement, ou moins formulable. Ambre retint le "Commence par une teinture" qui lui caressait la langue, et fut quitte pour un sourire-souffle, qui se dissipa dans son apparition même. Le changement de ton alerta Ambre. Ca ne voulait rien dire, mais ça se voulait ténu, doux comme un aveu.
-J'imagine que tout est relatif. Et que le Ici est relatif. Transposable, même.
Elle s'autorisa un sourire, qu'elle voulait pédagogue, et un peu condescendant.
-Ta conception est la mienne sont diamétralement opposées. C'en est limite... inquiétant. Pour toi. Je veux dire.. Enfin? Choisir, vraiment?
Elle battit des cils, relevant légèrement le menton. Après le front, je te montre les dents. Les yeux bien droits dans ses prunelles, après tout, elle pouvait, il n'y avait aucun mensonge. Le chaos était la vraie harmonie, la brume était floue, les contours de la voie perméables. L'essentiel était de garder l'équilibre, le sens de l'orientation, le rythme de ses pulsations vitales comme métronome. Avancer en synchronisation avec le monde. Vers la décadence, pour avoir l'après. Sortir du cercles vicieux, et débouler dans l'Autre chose.
-Non. C'est moi. C'est en moi. C'est la seule chose dont je suis certaine, ça ne m'appartient pas. Ca ne m'a pas élu, je n'ai pas décidé, c'était. Je me suis adaptée. J'ai fait ce qu'il fallait pour l'assumer, ou que ça se mette en place, appelle-ça comme tu souhaite. Mais j'pense pas que tu puisses un jour saisir. T'es pas taillée pour. Ou c'est moi. Genre, pas à la même échelle.
Ma petitesse à ta hauteur.
-Je compte rester. Je suis déjà partie, et ce n'était pas moi. J'ai cru que je n'oserais jamais rebrousser chemin. Mais c'étaient les pas les plus importants de ma vie; la première fois que j'allais de l'avant depuis longtemps. Je serai là pour me battre, chaque heure, chaque seconde. Contre qui voudra de moi pour adversaire. Jusqu'à ce qu'elle me rende ce qu'elle a pris à la gamine que j'étais. Ce jour-là, je serai libre, et je choisirai de lui pardonner, ou non.
Elle eut un sourire plus doux.
-Je la regarderai. Au moment où elle s'attendra à quelque chose, je la laisserai, comme elle m' a laissé. En plan. J'aurai pitié d'elle toute ma vie. Parce qu'elle n'aura vraiment eu d'incidence sur rien. Peut-être juste sur le temps de durée de mon estime pour elle. Elle s'interrompit en haussant les épaules, baissant un peu sa garde. Pour l'air, le contraste, l'économie musculaire. Les mots lui venaient naturellement, brutaux et nets, concis. Elle les énonçait froidement, comme le prix d'un bijou, d'un quartier de viande. "Pour le maître? -la viande est pourrie: cadeau, garde-la. -Oh mais non! -J'insiste. Cadeau. Pour tes chiens. Ou faire couler l'étal de ton voisin. " Je n'ai besoin du sacre de personne. Les miens reconnaîtrons ce que je suis. Mais soit. Tu... Pourquoi tu me regardes comme ça?
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| | Messages : 1576 Inscription le : 12/08/2007
| Sujet: Re: Au théâtre de nos désirs [Inachevé] Sam 4 Sep 2010 - 16:31 | | | [...Sisi, j'ai posté, tu ne rêves pas. uu' Ca ne vaut pas l'attente, de loin, mais... Edition à volonté. ><]
Elle aurait bien voulu ne pas être elle, juste quelques secondes, le temps d’entrevoir son visage et de savoir comment elle la regardait. Le temps de savoir à quel point son visage trahissait chacune de ses émotions, la moindre de ses pensées, la plus simple nuance dans son attitude.
- Parce que je n’avais rien compris.
La phrase était sortie, d’un ton un peu débile, décalée, comme pour balayer d’un geste l’absurdité de tout un discours de sourds. Comme un apprenti qui arrache les pages, après avoir écrit toute une histoire, pour la jeter au feu et repartir à zéro, avec d’autres personnages, puisque les premiers n’étaient qu’une esquisse ratée. Ou comme un joueur d’Haman Lô qui renverserait le plateau, rendant ses billes à son adversaire, effaçant d’un coup les derniers indices du déroulement de la partie, pour pouvoir en recommencer une autre, ou abandonner le plateau de jeu vide et nu. Des trous, sans sphères et sans couleurs pour se chevaucher et s’entortiller les unes autour des autres, pour former cette image qui déciderait du vainqueur.
Elle ne savait pas, exactement, quel mot avait tinté dans son esprit. Elle n’avait pas été frappée par la compréhension ; comme toujours, les paroles d’Ambre se faisaient sinueuses, prenant une signification différente au moment où elle les proférait et au moment où Elera s’en imprégnait. Toujours ce temps de décalage, cette relation à rebours. Ce n’était pas un mot qui lui faisait comprendre, c’était tout un engrenage ; un doute qui se glisse dans une ambigüité, puis chacune des syllabes suivantes qui le renforçaient, et il mutait, chenille dans son cocon de toile, pour s’envelopper d’une couche semi-dure de certitude. Qui volait ensuite en éclat, souvent, avant qu’une nouvelle se forme, tel le miel dur avant qu’il ne se liquéfie. Tous les mots précédents se teintaient alors d’un autre sens, et revenaient en cascade sous le crâne d’Elera, se fracassant les uns contre les autres comme une pile de casseroles qui dégringole sur les dalles dans un tintamarre transitoire. Elle en remontait le cours, rapidement, entre deux entrechocs.
« Je n’ai besoin du sacre de personne. » Sans attache. « Les miens reconnaîtront ce que je suis. » Tu n’es pas des miens, ni Ena, ni les autres, tu es Marchombre, cela ne veut rien dire, pour moi. « Je serai là pour me battre, chaque heure, chaque seconde. Contre qui voudra de moi pour adversaire. » Obscurité, lumière, Chaos, harmonie ; qu’est-ce que ça pouvait bien faire ? Elle était seule avec elle-même. « C’en est limite… inquiétant. Pour toi. » Danger. « Diamétralement opposées. » Toi, tu as choisi ton camp, moi, je flotte, et l’on ne m’attrapera pas. Tu dépéris sous le Chaos, moi je ne m’empêtre pas dans ces notions inutiles, il n’y a pas de camp, il y a toi et les autres, pourquoi s’accrocher à des êtres dont tu ne connais que le nom, pourquoi s’embêter de principes alors que ça ne changeait rien, pourquoi ne pas se résigner, se… ? Peut-être interprétait-elle trop. « Ici est relatif. Transposable, même. » Elle avait oublié, qu’il n’y avait pas que les murs de l’enceinte pour servir de prison… « juste un panneau – complètement figé et – et toi, tu es tombé dedans. » La voie des Marchombres n’était qu’une impasse, pour elle. C’était ailleurs, qu’elle avait trouvé ses débuts de réponses. « Maintenant, pour une raison que nous qualifierons volontairement d' « Obscure »... Va savoir, tu t'es épanchée sur une épaule pointue qui t'a crevé le voile, et tu trouilles? » Elle avait compris de quoi Ambre parlait ; avait mal interprété sa position sur le sujet. Elle n’était pas perdue sur la Voie, elle l’avait quittée, reniée, frustrée. « Et comme si c'était obligatoire, tu t'es mise à causer de trame de rêve, d'harmonie en arpège, de la soie de la voie. Le temps que tu as pu, tu t'es roulée dedans, tu as distendu le tissu avec délectation. Et quoi? » Et elle remontait plus loin, encore, plus loin que les illusions déracinées, plus loin encore que les quelques joutes échangées aujourd’hui. Sans se souvenir des mots exacts, mais l’impression totale, l’ambiance générale… L’enseignement de Duncan, qu’elle avait pris plus mal que les autres, réagissant au quart de tour, comme si on l’insultait ; et les pensées confuses, qui fusaient en tout sens. Blessée dans sa fierté. « Arh ! Oser assimiler les mercenaires et… ! »
…Et rien, puisqu’elle arrivait au bout de ce qu’elle pouvait entrevoir, interpréter. Tout prenait un autre sens, une autre saveur. Comme un quiproquo soudain révélé, alors qu’un silence se transformait soudain en bruit, et que ce qu’on ne savait pas devient tellement évident que l’on ne peut plus s’imaginer comment on peut être passé à côté. *Dissertation sur les quiproquos : censuréée.* A moins que ce ne soit pour tomber dans un nouveau quiproquo, qu’elle quittait le premier… A côté de la plaque, toujour. Elle n’avait rien compris, qu’est-ce qui pouvait lui faire croire qu’elle comprenait aujourd’hui, ou qu'elle comprendrait davantage plus tard ? Elle était perdue, était perdue en entrant dans ce théâtre, n’avait aucune raison de croire qu’elle le serait moins après le spectacle. Elles n’étaient pas du même monde. On n’apprend pas à se comprendre en un jour. Parfois, on ne l’apprend jamais. Et puis, elle ne pouvait pas s’empêcher d’aller plus loin que les mots, d’essayer d’interpréter ; elle aurait eu moins de chance de se tromper si elle n’essayait pas de formuler des pensées dont elle n’était même pas certaine de l’existence.
Les confidences se transformaient en attaques, une sorte de joute fière, de mépris, aussi. « Vois, tu ne comprends rien, tu n’es pas assez subtile, tu t’es embuée sur une voie et tu as oublié de regarder ailleurs ; je ne sais peut-être rien, trop petite pour être signifiante, mais je marche le menton haut, et toi tu baisses les yeux ; alors qui de nous deux s’est empêtrée dans un filet ? » Prédestinée à échouer sur la voie des Marchombres qu’elle avait choisi, taillée pour une autre qui l’avait adoptée comme si cela avait toujours dû être ainsi. Mais non ; Elera ne pouvait pas voir les choses ainsi. Au fond, ce n’était plus les voies et leurs idéaux voilés qui l’avait poussée dans une direction ou une autre ; c’était les figures, les panneaux sur le chemin. Ena avait été figée pour elle, et c’est la voie des marchombres qui était tombée avec elle. Ambre s’était-elle accommodée de l’indépendance, comme elle s’acharnait à le faire croire, ou c’était-elle trouver un autre guide ? C’était bien son Maître, qui avait sauvé Marlyn. Qu’avaient-elles, ses figures de l’ombre, de si attirants ? Toujours la même histoire, du papillon qui voltige autour de la flamme.
- Ena n’est rien pour toi, n’a rien été pour toi ; mais si elle n’a eu aucune incidence sur ta vie, elle a été la plus grande influence de la mienne. Elle n’est qu’un tableau, à tes yeux, un tableau fade et sans attraits… Un tableau qui a pris vie, pour moi. Tu ne sais rien d’elle et elle ne sait rien de toi. Et c’est tellement… absurde. Vous vous enfermez chacune dans vos silences, et vous ne savez rien… Alors que vous auriez pu être…
Elle ne finit pas sa phrase ; les êtres, leurs relations, elle avait bien compris ses dernières années qu’ils formaient un amas de fils indémêlables, et que si un fil ne voulait pas rentrer dans le trou d’une aiguille, s’acharner ne faisait qu’abuser de la patience et détortiller le fil encore plus. Ambre ne serait jamais pour Ena ce qu’Elera avait été. Elle serait autre chose ; et ce serait d’autres personnes, sur lesquelles le regard d’Elera ne s’était pas arrêté, qui se gonfleraient d’importance pour la Corbac. Elle aurait voulu la rencontrer, l’Ena d’Ambre. Aurait voulu savoir qui elle était, où elle était, et si Ambre elle-même aurait su la reconnaître. Est-ce qu’Ambre l’avait rencontrée, seulement ? Son Maitre. Sa promesse.
- J’aurais aimé rencontrer ton guide.
Elle l’avait laissée échapper, phrase en l’air, distante, éloignée. Elle aurait aimé savoir qui Ambre aurait accepté de suivre, de toute son âme, sans que sa fierté n’en soit blessée. Mais peut-être qu’il n’en existait pas, et qu’elle serait toujours poisson qui file entre les mailles. Ou que ce ne serait pas un guide, mais un ami, une amie, un père, une sœur. Elera ne savait rien des amis d’Ambre, de sa troupe, n’avait jamais fait ample attention aux gens avec lesquels elle était. Tellement de pertes, et pourtant, elle ne savait même pas lesquelles avaient touchées la jeune femme. Et cela semblait tellement dérisoire, à présent… Elera n’avait plus peur d’être trahie ; Ambre laissait vivre le Chaos, elle était revenue en sachant qu’il y serait, elle avait choisit de ne se battre que contre ceux qui se battraient contre elle, sans allumer les hostilités. Tout semblait négligeable, à présent. Le fait qu’Elera sente, au plus profond d’elle-même, qu’elle s’était choisie, le fait qu’Ambre ne prenne pas la notion de choix en compte ; le Chaos, la neutralité d’Ambre, ses insultes envers Ena, les prisonniers auxquels elle ne semblait même pas penser, leurs différences, ces semblants d’attaques auxquelles elle ne réagissait pas, les observant d’un air curieux sans s’impliquer, leur risibilité, aussi. C’était creux, vide, grotesque, à présent, alors qu’elle y aurait mis tellement d’importance, auparavant. Elle lui aurait tendu la main, lui aurait promis des étoiles, mais on les lui avait déjà promises, les étoiles, et elle les avait déjà refusées. Et puis, Elera était lasse ; puisque le monde ne voulait plus rien dire, qu’elle avait la tête à l’envers, comment promettre l’impossible alors qu’il n’avait plus aucun attrait ? Elle se battrait, et elle avait choisi son adversaire ; elle se battrait contre le Chaos, contre les geôliers, contre ceux qui détruisaient les autres pour pouvoir se construire. Et si Ambre en faisait parti, soit. Cela n’avait plus d’importance. Elle n’avait pas envie de se battre aujourd’hui, comme Ambre n’avait pas eu envie de se battre quatre ans plus tôt.
- Un jour, peut-être, je serais ton adversaire.
Peut-être. Et peut-être pas. Et ça ne changeait rien, puisque cela ne voulait rien dire, comme toutes les batailles depuis le début des temps.
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