« Par deux fois déjà, il m’a fallu te protéger du sort funeste qui te menaçait. Tu n’imagines pas à quel point tu figures un poids, pour moi. Allons, quoi ! Je devrais m’enorgueillir d’être portée par ton enveloppe charnelle ? Puis-je ricaner ? Il n’y a aucune fierté à avoir un quelconque rapport avec les humains, en premier lieu. Ils se sourient, ils se frétillent, ils se tripotent, ils mêlent leurs salive – Ah, quel dégoût gluant ! – ils se perdent sous les draps, et moi, pauvre âme, je suis victime de tout cela, j’ai pleine conscience de toutes les infamies que vous pouvez commettre. Mais pas seulement. Je suis l’hôte d’un corps faiblard, tout juste une poupée de chiffon, et sans voix, avec ça, et un cœur dégoulinant de tendresse envers un pauvre garçon sans honneur. Il y a de quoi se sentir nauséeux, croyez-moi. »
Les mots perdaient totalement leurs sens, dans la tête de Sÿa, qui déjà perdait ses repères, dans la cohue sans nom, pire encore que ce qu’elle avait déjà pu voir. En quoi pire ? Des élèves eux-mêmes découvraient tout juste qu’il existait en l’Académie des imposteurs. Sÿa elle-même, pour exemple. Pire, ils étaient partout, ils étaient gardes, et parfois, élèves. Que faire lorsque, face à notre voisin de banc depuis plusieurs mois, on nous exhortait à lui donner la mort ? Est-ce ainsi évident, de transformer une connaissance, un élève, en tueur vaguement formé, à l’esprit brouillé ? Pouvait-on, sans questionnements, abattre sa lame sur la jugulaire de celui avec qui l’on avait joué aux cartes, avec qui l’on s’était entrainé, avec qui l’on s’était autrefois sauvé dans une taverne d’Al-Poll. C’étaient là les interrogations de Sÿa, qui faisait face, ankylosée par l’hésitation, à une amie qui avait partagé nombre de ses rires au cours de l’année écoulée. Iona avait autrefois de courts cheveux châtains, plutôt clairs, qui lui faisaient un visage arrondi et poupin, de grands yeux pétillants et des sourcils peu visibles. Elle avait des formes, était plutôt ronde, pleine de joie et d’humour. Là, devant le visage sale de la muette, se tenait un corps amaigri, des cheveux trempés de sueur et de sang, masquant un visage abimé, creusé de longs sillons d’angoisse, un nez fracturé, un menton tremblant, et des yeux baignant, inondant le visage de larmes qu’elle ne pouvait retenir. Les doigts de Sÿa se tortillaient autour de son sabre, qu’elle aurait du brandir pour trancher la gorge de Iona – ou ce qu’il en restait – mais restaient incapable de lui ôter la vie. Elle restait là, incapable d’agir, devant les ravages que le Chaos avait fait à cette gamine, se rendant désormais compte de la marionnette que ses ambitions l’avaient amené à être, et déchirée désormais d’être forcé de mettre à mort des personnes qu’elle avait côtoyées, amusées, appréciées, aimées.
« Las, Las, frappe et cesse donc ces vains vagabondages d’esprit, tu n’en es guère que plus irritante par ce fait là. Elle est traitresse et tu la laisses vivre. Que ne disais-je pas en parlant de faiblesse. Sans doute n’avais-je même pas mesuré l’envergure de cette fragilité que tu es. Une incarnation. Oh! Ceci ressemble fort à un crane de ces bêtes qu’on voit ici ! Comment dis-tu? Des rails? Sans conteste, oui. C’est ça, tape dedans ! Et envoie-là valser plus loin. Par la dame, voilà qui est bien répugnant, j’aurai bien des difficultés à décrire cet amas d’organes déchiquetée – sauvagement, n’est-ce pas ! Non pas avec finesse et précision. Cette barbarie a tout de même quelque chose de succulent. Eh ! Là, cesse d’avoir de ces tremblements, c’est on ne peut plus désagréable ! »
La tête de Sÿa vrilla alors violemment à droite, alors qu’un bras la fouettait – sans qu’elle ne soit en réalité la cible de l’attaque. Ses yeux tombèrent par ce hasard sur Danaelien, son visage fermé, ses cheveux en bataille maintenus par du gel coiffant Corine de Farme, fixation extra-forte, pour les combats, quoi. , ses yeux qu’elle aimait voir scintiller et son menton fin, agité de soubresauts, de temps à autre.
« Eh ! Sÿa ! Regarde par là, un peu! »
La voix se voulait assurée et franche, et ne parvenait pas à masquer ses tremblements et ses aigus incongrus et incontrôlés. Ses yeux étaient encore plus traitres, et suintaient de son incertitude et son dépit. Sÿa fit un pas en arrière, et le sentiment de surprise et de mépris de Seena lui envahit le corps. Elle tenta de se débarrasser de cette sensation, et croisa de nouveaux les yeux – à peine visibles – de Iona. Alors qu’elle avait, jusque là, ôté des vies sans plus d’états d’âme, parce qu’ils avaient eux aussi tués et répandus le mal, là, face à cette gamine qui avait partagé sa vie, son bras restait amorphe, son esprit et ses idées étaient incohérentes, et ses doigts ne parvenaient pas à enserrer convenablement la poignée du sabre. Alors, brusquement, elle tourna le dos à la jeune fille – ou ce qu’il en restait – et courut, sans ordre, à perdre haleine. Il y avait de la lumière et des formes qu’elle ne parvenait pas à discerner. Tout cela lui semblait grotesque. Elle frappa, à gauche à droite, lorsqu’on la menaçait, grimpa des escaliers, tomba et se releva bien vite, rencontra des corps, entendit des gémissements. Aucun couloir ne semblait vide, quoique certaines zones fussent moins densément occupées. Elle poussa des portes, ne les reconnu pas. Devant elle, une salle commune qui ne lui appartenait pas. Elle resta là, essoufflée, les yeux baignés de larmes et de sangs.
|