Jehan Hil’ Jildwin admira son œuvre.
Quelques temps plus tôt, il avait décidé qu’un bureau rangé était une impossibilité, mais que tant qu’à avoir un bureau en désordre, autant que ce soit un désordre stylisé. Assez des papiers qui traînent partout sans qu’il ne sache où est quoi ! Assez des traces de bottes sur le haut de parchemins importants qu’il était ensuite sensé envoyer à des nobles ! Assez des registres illisibles à cause des tâches de nectar d’Ombreuse qui dévorait le papier ! Assez, assez, assez. Il était bien incapable de faire disparaître la moindre page de son bureau, mais au moins, il allait les placer de sorte à ce qu’il ait envie de les regarder, au lieu d’en faire un marécage qu’il devait traverser pour atteindre la sécurité de son bureau. C’est pourquoi le Magnifique Jehan Hil’ Jildwin avait sacrifié trois heures vingt-huit minutes et soixante-douze secondes de son précieux temps de sommeil, temps tellement plus précieux qu’un simple anneau, pour pouvoir faire des tours de paperasse.
Oui, des tours de paperasse.
Les anciens élèves en bas, les nouveaux en haut, et on fait des spirales, c’est plus joli. Des petites, des grandes, des par terre, des sur les chaises. Qu’est-ce que cela pouvait faire de la place ! Il pouvait enfin marcher ! Miracle ! Pendant cent quatre vingt douze secondes de sommeil en moins, il observa son œuvre à la lumière des sphères des Dessinateurs d’un air ému. Puis, satisfait, il partit se coucher, bien décider à ne jamais plus ouvrir la fenêtre, pour ne pas que sa magnifique cité de papier ne soit balayée par le vent.
Etrangement, le changement de décor eu un effet drastique sur la motivation de notre cher Intendant, qui se décida alors à se mettre sérieusement à la mise à jour des registres, recrutement des apprentis et compilation de l’état du domaine de l’Académie, sans compter le courrier de retard. Pour une fois, il ne se divertit pas à l’aide de ficelles, bateaux de papier, coquilles de noix, plantes vertes et autres balais musicaux, et se plongea corps et âme dans l’écriture. Il était si concentré qu’il n’entendit pas les coups à la porte, et leva son nez de son travail du moment d’un air purement stupéfait, abasourdi de découvrir que son bureau n’était pas une bulle hors du temps et que dehors, les gens continuaient à aller et venir pendant qu’il écrivait, comme il le faisait d’habitude avec eux. L’interruption n’était pas la bienvenue, mais il lâcha pourtant sa plume pour s’occuper de la tâche de répartisseur qui accompagnait la charge d’Intendant. Un nouvel élève.
Pour comprendre combien Jehan Hil’ Jildwin était bon en son travail, malgré son manque d’organisation – temporaire, tout était temporaire – il suffit de savoir en combien de temps il réussit à savoir dans quelle maison ce certain Aro irait. Et, pour tout vous dire, ce fut en moins de temps qu’il n’en fallut à Aro pour finir sa phrase. En effet, ce dernier était rentré malgré son absence de permission, ce qui éliminait Lotra avant même qu’il n’ouvre la bouche. Il se souvenait bien d’apprentis qu’il avait envoyé à lotra, et qui avaient attendu trois heures devant sa porte sans rentrer ni refrapper, tellement ceux-ci étaient calmes, patients et parfois si réservés ! Bonjour, ensuite. Un mot seulement pour éliminer les Felixias, qu’il commençait à voir comme une bande de gamins malpolis. Je me nomme Aro, je suis dessinateur et… une hésitation, des muscles tendus, un visage quelque peu stressé, même s’il essayait de le cacher. Les lupus parlaient bien, étaient sans peur, toujours partant pour un contact humain ou animal. Bien sûr, il y avait des exceptions, et Jehan ne se fondait pas toujours sur ces mêmes critères pour décider, mais personne ne regardait derrière son épaule pour vérifier qu’il envoyait tout le monde dans la bonne maison, alors il pouvait bien se permettre de modifier les caractéristiques à sa sauce pour rendre les choses plus intéressantes. C’était lui, le Répartisseur-en-Chef, namého.
- Corbac.
Jehan avait annoncé son verdict avant même que le nouveau venu ne ferme la bouche, heureux de pouvoir se prouver encore une fois que malgré sa jeunesse perdue, son esprit était toujours aussi aiguisé.
- Non seulement c’est possible, mais en plus, c’est fait, mon ami. Tiens, voici ta bague, elle prouvera que tu fais bien parti de l’Académie de Jeh… euh, Merwyn, excuse-moi, ma langue a fourchée. Tu trouveras tes dortoirs dans les sous-sols, il y a des uniformes propres dans les placards, tu devrais en trouver un à ta taille… Demande donc à tes camarades de t’expliquer ce que tu ne comprends pas, ils se feront un plaisir de t’aider. Je te rajoute tout de suite aux listes des élèves Dessinateurs, elle est…
Jehan se tut brutalement, son visage tournant doucement d’une couleur plus pâle. Le registre des Dessinateurs était tout en bas de l’une des tours qu’il avait fait. Mais qu’est-ce qu’y lui avait pris de vouloir mettre des papiers importants sur d’autres papiers importants, là où il ne pouvait plus les attraper sans tout faire tomber ! Il allait devoir tout recommencer. Inventer un nouveau concept et défier la loi de la gravité. Faire tomber les pommes à l’horizontal, pour qu’il puisse mettre ses papiers dans l’autre sens et enlever ceux du dessous sans toucher à ceux d’en haut… Argl.
- …En fait, ça attendra que je finisse avec ça, dit-il en montrant le parchemin sur lequel il écrivait à l’arrivée du Dessinateur, c’est important. En tout cas, je te souhaite la bienvenue, et j’espère que tu te plairas ici !
Puis, essayant de cacher son trouble, Jehan se remit à écrire, laissant le nouvellement Corbac refermer la porte derrière lui en sortant.
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