Départ... (RP)

Elle a de la chair à pâté à la place des articulations, ce matin-là, avant les cours, la guerrière.

Dans un couloir adjacent à celui dans lequel elle marche, elle voit des élèves, passer et repasser, indifférents, sereins, pour certains, anxieux, pour d'autres...Elle voit deux jeunots se tenir la main en affichant un sourire un peu coupable...Mais coupable de quoi ? Depuis quand est-il interdit de s'aimer ?

Elle entend le coup sifflant qui d'une gifle qui s'abat sur une joue, et quand elle regarde, elle voit une brunette à la mine revêche s'éloigner à grands pas d'une autre fille à l'air ahuri...

Elle entend la joyeuse rumeur des conversations d'un petit groupe de garçons souriants avec désinvolture, elle entend le sifflement de l'un d'entre eux et les exclamations exaspérées d'une jeune fille et les gloussement moqueurs de son amie...

Elle entend la voix anxieuse d'une fille de dix-sept ou dix-huit ans qui déblatère une leçon de Civilisation à toute vitesse, sans reprendre son souffle, comme si elle avait avalé le manuel, ponctuée de questions affolées sur l'évaluation qui aurait lieu dans quelques minutes, se demandant si elle saura se montrer à la hauteur, tandis que son amie, un livre d'histoire entre les mains, acquiesce machinalement, presque avec lassitude, à chaque date citée sur la guerre des Ts'liches et des Sentinelles....

Certains se rendent à des cours spécialisés dans leur glorieux futur de marchombres, d'autres se dirigent vers les escaliers pour se rendre en classe de Dessin...
C'est toute une petite foule, tout un petit monde qui évolue devant ces yeux, sous ses oreilles, elle regrette de ne pas pouvoir se mêler à un groupe de son année, allant en classe de maniement des armes, elle regrette de ne pouvoir rire avec ses camarades, avec ces personnes entr'aperçues en cours ou à l'heure des repas, avec ses amies qu'elle connaît depuis à présent plus longtemps...

Elle se souvient du visage doux et anxieux de Sÿa, la jeune guerrière muette de Corbac, une fille attentionnée et protectrice comme une mère...Sÿa avait failli involontairement la tuer dans les Spires, elle avait violé son esprit et son âme, Silhila était tombée, évanouie, et à présent, Sÿa est peut-être la personne qui connaît le plus de choses sur elle...
Elle se souvient du ton hautain et assuré de Marlyn Til'Asnil, qui l'avait menacée presque ouvertement de mort devant elle, refusant de se laisser prendre au jeu des mots que Silhila lui envoyait à la figure...Et pourtant, elle sourit en se souvenant de l'éclat qui vit dans son regard noir, son attitude suffisante et arrogante ne la rendait que plus sympathique aux yeux de la jeune guerrière...
Elle se souvient du son du rire de Khelia, la première personne rencontrée à l'Académie, celle qui l'avait surprise lorsqu'elle prenait son bain, la jeune fille voulait devenir marchombre, pensant que les guerriers étaient des lourdauds dépourvus de toute finesse, et elle avait ensuite formulé la requête que Silhila lui fasse sortir ces préjugés de la tête...Mais elle n'était pas sûre d'en avoir le temps.
Elle se souvient du maintien royal d'Hisae Til'Illan, une Frontalière, tout comme elle, une guerrière, tout comme elle, une jeune fille noble...Contrairement à elle...Une amie d'enfance, même si Silhila ne l'avait pas reconnue au premier abord, c'était elle, la jeune fille maîtresse du cheval que Silhila convoitait tant alors qu'elle s'occupait des écuries des Frontaliers...Les deux filles pansaient ensemble les montures, mais, pendant qu'Hisae partait ensuite sur le dos de la sienne, elle, Silhila, restait en retrait à l'écurie, comme il se devait..Elle avait été tellement jalouse, elle s'en souvient à présent...
Elle se souvient aussi du visage de ses enseignants, Enoriel Til'Lleldoryn, les traits ouverts et énergiques, son frère le sous-directeur Valen Til'Lleldoryn, éternel ironique et gouilleur à la longue chevelure blonde, Vivyan Ril'Lake, le visage doux et la silhouette accueillante, Bjorn Til'N, les traits à la fois bourru et élégants...

Les souvenirs l'assaillent de toutes parts, et elle aimerait les repousser. Ce n'est pas ça qui va faciliter son départ, mais elle doit...Elle doit...Depuis sa mésaventure avec Sÿa...Au cours de laquelle elle avait revu des scènes de sa toute-petite enfance, cette obsession lui vrillait le cerveau, retrouver ses parents, retrouver leur trace, retouver ses origines, pour enfin savoir qui elle est...Savoir qui elle est...

Elle ne partira toutefois pas comme une voleuse. Elle demandra d'abord la permission au sous-directeur, Valen Til'Lleldoryn. Si il accepte, tant mieux. Si il refuse, tant pis, elle partira quand même et personne ne l'en empêchera.

Elle frappa à la porte du bureau sous-directorial et entra presque immédiatemment.

-Hrum... Bonjour...Voilà, j'ai...J''ai quelque chose à vous demander...En fait je...Je voulai vous demander l'autorisation de...

***Sil, ma belle, tu vas pas t'en sortir comme ça si tu continues ! Va droit au but, nom de dieu ! Pourquoi tu t'écrases à chaque fois devant lui ? ***

Elle se tut et contourna brusquement sur la chaise en face du sous-directeur, posa les mains sur le bureau, parmi paperasses et plumes, puis se pencha vers Valen et lui dit très rapidement, à voix basse, chuchotant presque...

- Je dois partir pour les Marches du Nord, c'est crucial, Monsieur. Je ne sais pas pour combien de temps j'en aurai ni même si je reviendrai. Cependant vous êtes mon directeur et je dois vous en informer. Je pars à le minute même ou je sors de ce bureau.

*** Lààà, ma fille, tout de suite, ça va mieux hein ? Ca défoule ? ***

- Je vois... Quelles sont les raisons qui justifient un départ aussi hâtif et précipité?

Valen était pour le moins surpris, même s'il le cachait bien. Il n'ignorait pas que Silhila était originaire des Marches Frontalières, mais il ne s'était vraiment pas attendu à ce qu'elle lui demande l'autorisation d'y repartir aussi vite. Quelles étaient donc les raisons qui se cachaient derrière tout cela...

La bouche qui remue plusieurs fois de haut en bas, comme un vulgaire poisson hors de l'eau, les yeux qui papillotent, qui s'écarquillent imperceptiblement, qui reprennent une contenance, les mots qui essayent de venir mais qui s'arrêtent à la frontière de ses lèvres, et la poitrine qui se lève et s'abaisse brusquement, trop brusquement, presque violemment...

Elle s'assoit lentement dans la fauteuil, sans quitter Valen des yeux. La bouche légèrement entrouverte, elle referme soudain les bras sur ses épaules, main gauche sur bras droit, main droite sur bras gauche, comme si elle avait froid.
D'ailleurs, elle frissone. Une fois. Et c'est tout.
Pas de froid. Il fait chaud dans la pièce. C'est son coeur qui à froid, c'est son coeur qui se glace. Encore un peu.

- Je...

***Dis-le, non d'un Raï, Sil, dis-le, dis-le, dis-le...***

- Je dois...je dois f...je dois f...

***Dis-le, dis-le, dis-le, dis-le...***

- Il faut que je - retrouve mes parents, s'ils sont vivants, retrouve leur traces, retrouve qui je suis réellement... - ...sache quelque chose...

***Vas-y, cocotte, encore un petit effort, t'es sur la bonne voie...***

- Je dois...Enfin...J'ignore - d'où je viens, qui je suis - de qui je suis née...et, heu...je... - sais à présent que je n'ai peut-être pas été abandonnée de sang-froid par mes parents à ma naissance - j'ai...quelques...morceaux du puzzle...qui se sont assemblés...et...

***Gaffe, ma fille, tu t'enfonces si tu commences avec des allusions comme ça, à la pelle...***

- Enfin...Je veux dire par-là que...j'ai peut-être...la preuve que ma mère ne...ne..n'était pas une...- fille de mauvaise vie, horrible indifférente répugnante charpie sans coeur, une pute qui m'a lâchée à peine après m'avoir mis au monde- femme forcée de m'abandonner et...

*** T'y es presque ! T'y es presque Sil ! ***

-...et je me dois de...- la retrouver si elle est encore en vie, retrouver sa tombe dans le cas contraire, savoir ce qui m'est arrivée ou si je me suis trompée sur toute la ligne...- de savoir la vérité sur...- mon passé et ma naissance ! -... cette nuit où...enfin...le début de ma vie, quoi...

Elle avale sa salive.
Mais l'anxiété fait tellement des boules dans sa gorge que ça fait un grand " Aglu " parfaitement audible...***Je veux bien me couper les deux bras, si Valen a compris un traître mot de tout ce charabia***.

- Très chère Silhila, il va falloir que tu apprennes à ne pas être aussi intimidée par ma présence car je n'ai pas compris un traître mot à ce que tu viens de dire. Assieds-toi, jeune fille, respire un grand coup, et lance-toi!

Ironique, mais compréhensif et encourageant, tel était Valen en ce moment. Il trouvait étrange qu'une jeune guerrière aussi prometteuse que Silhila bafouille autant lorsqu'elle devait lui parler de manière plus privée.