- Description physique -
Personne ne fait attention aux personnes qui hantent les bas-fonds des grandes villes. La plupart du temps, on ne les regarde pas. Abreuvé par les faits divers, on les imagine comme des créatures étrangères, nocturnes, inquiétantes et dangereuses. Ce sont à peine des gens. Ils nous répugnent à vivre dans la crasse. Ils sont forcément laids, à l’image de leurs quartiers. Ils sont tellement nombreux à vivre ici, alors ils se ressemblent tous, forcément. Ce ne sont plus des individus, c’est une masse, un peuple de l’ombre. On plaint leur sort misérable, mais en réalité on a surtout peur de finir comme eux un jour. Alors on ne les regarde pas. On a tort.
Kohra est une femme qu’on trouverait belle dans n’importe quel autre contexte. Si elle redressait la tête, elle aurait l’air noble, avec sa longue crinière noire et ses yeux plus noirs encore, ses joues légèrement creusées, ses fines lèvres pincées et son air résignée. Si elle se tenait bien droite et cambrée, elle aurait l’air d’une courtisane, avec ses courbes attirantes sans être extravagantes, son ventre plat et ses hanches un peu trop saillantes. Si elle pouvait porter des vêtements neufs, elle aurait la fierté qu’ont les jeunes femmes à qui tout sourit. Mais Kohra est une femme des bas-fonds. Elle baisse la tête plus encore que les passants apeurés. Ses yeux sont ternes, sa démarche est brusque et résignée, et le teint mat de sa peau se confond avec la poussière des ruelles. Néanmoins, elle a ce quelque chose d’exotique, ce physique très légèrement différent des autres alaviriennes, cette couleur de peau, cette forme de visage, la courbe de son nez, ces cheveux crépus, ce regard envoûtant, toutes ces petites subtilités qui nous font nous retourner à son passage.
- Description du caractère -
Kohra vit et a grandi dans les quartiers pauvres d’Al-Chen. Comme tous les enfants qui grandissent dans ce genre de quartier, elle n’a pas eu le temps de s’épanouir dans l’insouciance, il a très vite fallu devenir autonome. Le pragmatisme a remplacé la culture et l’éducation, et l’ennui a remplacé les loisirs. Elle s’est donc adaptée à cette vie au jour le jour, à accepter des boulots légaux et peu reluisants pour pouvoir manger, et d’autres boulots moins légaux et encore moins reluisants pour arrondir les fins de mois.
Mais surtout, Kohra vit seule avec sa mère. Elle s’est donc définie entièrement en fonction d’elle. Shayn est une femme vieille pour son âge et fatiguée. Elle a dû fuir son foyer avec son enfant et l’a laissé extrêmement usée. Depuis que Kohra est en âge de se débrouiller, elle ne quitte presque plus la maison, ni même son fauteuil. Kohra est donc devenue tout l’inverse de sa mère. Elle est très entreprenante et impulsive, et surtout elle s’efforce de faire face à n’importe quelle situation. Cependant, elle est très proche de sa mère d’une certaine manière. Elle lui en veut d’être aussi effacée et de la laisser se débrouiller seule. Mais elle sait que c’est une conséquence de sa fuite, qu’elle a entreprit dans l’intérêt de sa fille, dans l’espoir d’une vie meilleure. Elle lui en est reconnaissante et elle lui voue un profond respect, et la voir aussi diminuée l’attriste. Elle met donc toute son énergie à pourvoir à leur besoin, une façon de s’excuser pour la vie qu’elle lui a involontairement volée. Sa mère lui a aussi légué cette nostalgie latente, cette conscience un peu singulière qu’ont tous ces peuples migrants qui n’appartiennent à aucune terre et qui vivent ici par défaut, parce qu’il faut bien vivre quelque part.
- Principale(s) qualité(s) -
Elle est discrète. Lorsqu’on vit dans un quartier où la violence est monnaie courante, il faut savoir être discret et avoir l’air complètement insignifiant, surtout lorsqu’on est une jeune femme. Elle est lucide et perspicace. Elle sait que sa situation n’est pas brillante, et elle sait que s’en plaindre ne changera rien. Pour autant, elle ne tombe pas dans le fatalisme ni dans le défaitisme.
- Principal(s) défaut(s) -
Elle est angoissée. C’est normal lorsqu’on doit s’occuper de sa mère seule, lorsqu’on passe dans l’illégalité pour survivre, lorsque se projeter dans le futur est un luxe et lorsqu’on ignore qui l’on est et d’où l’on vient. Elle sait qu’elle vient d’ailleurs. Elle sait qu’elle peut être dangereuse. Mais elle veut des réponses.
- Particularité(s) -
Elle a été amenée à se battre à de nombreuses reprises. Tous ses combats ne se sont pas bien passés, en témoigne une longue cicatrice qui lui barre le ventre du bas des seins au nombril. Aussi, chaque homme est vu comme un prédateur potentiel, chaque groupe comme une meute mortellement dangereuse. Mais elle sait qu’elle est plus dangereuse que n’importe lequel de ces imbéciles. Elle sait qu’elle peut les tuer d’un seul mot. Elle sait qu’elle possède un pouvoir qu’elle ne comprend pas et qu’elle maîtrise à peine, et cela l’effraie.
- Capacité(s) -
Elle sait parler alavirien, mais son éducation a été partielle est basique. Elle écrit mal, elle connait assez peu la géographie et l’histoire de Gwendalavir. En revanche elle compte très bien, et elle est assez vive d’esprit pour se sortir de n’importe quelle situation dangereuse en négociant. C’est aussi une voleuse efficace. Elle porte un long poignard qu’elle a volé à sa ceinture et cache toujours un couteau dans sa botte.
- Situation familiale -
Kohra vit seule avec sa mère Shayn. Elle n’a jamais vraiment connu son père, mort à la guerre il y a de nombreuses années. Elle ne se connaît pas d’autre parent en Gwendalavir.
- Situation sociale -
Kohra et sa mère sont tout en bas de l’échelle. Elles vivent toutes les deux dans un habitat ridiculement petit et insalubre à Al-Chen, et même s’il n’en a peut-être pas toujours été ainsi, c’est comme ça désormais. Elle est la compagne de Jill, un petit caïd de quartier qui lui assure sa protection en échange de quelques services.
- Histoire -
On frappa à la porte. Trois coup secs. Shayn Habbas n’eut pas le temps de se lever que la porte de l’appartement s’ouvrait brutalement. Un garde impérial franchit le seuil, suivit d’une jeune femme et d’un autre garde. Les deux soldats, énomres, tenaient à peine dans le petit salon. Le premier s’exprima d’une voix grave et monocorde, en détachant bien chaque syllabe :
« Madame Habbas, votre fille Kohra Habbas ici présente a été interpelée ce matin dans une affaire de trafic de drogue. Étant donné ses antécédents nous l’avons emmenée à la caserne pour l’interroger, mais en l’absence de preuves nous avons été contraints de la relâcher. »
Le deuxième garde reprit, avec le même ton et la même voix :
« Soignez-la mais il serait préférable qu’elle évite de sortir pendant quelques jours. Lorsque nous auront besoin de son témoignage, nous reviendront la chercher. Mesdames, bonne soirée. »
Les deux gardes sortirent aussi soudainement qu’ils étaient venus. La pièce devint immense autour des deux femmes tout-à-coup. Un monde semblait séparer la mère de sa fille. Shayn, qui n’avait pas bougé de son fauteuil et qui avait encaissé le discours des deux impériaux stoïquement, observait Kohra minutieusement, les traits indéchiffrables. Ses cheveux noirs, gras et crépus encadraient son visage fin. Elle tentait de dissimuler les coups qu’elle avait reçus sous sa frange, mais elle ne pouvait rien faire pour son œil au beurre noir, à part détourner le regard et baisser la tête. Une coupure barrait sa joue gauche. Ses lèvres étaient pincées, elle serrait la mâchoire, ce qui faisait encore plus ressortir ses pommettes. Elle se tenait le bras contre sa poitrine. Ses vêtements étaient sales. Ma fille, qu’as-tu encore fait…
La fille restait aussi immobile que la mère. Elles se tenaient à une bonne distance l’une de l’autre. Elles restèrent ainsi plusieurs minutes, silencieuse, l’une regardait sa fille, l’autre regardait le sol.
« Je suis désolée, Maman, dit finalement Kohra d’une voix écorchée. »
Shayn ne dit rien. Elle se leva lentement, se traîna jusqu’à la salle de bain et revint avec un linge mouillé et un désinfectant. Elle invita sa fille à s’asseoir sur son fauteuil et entreprit de s’occuper de ses blessures. Kohra essayait bien de s’écarter mais elle savait que c’était inutile, tout comme elle savait que sa mère était meurtrie de la voir dans cet état et se sentait certainement coupable.
« Je suis désolé, répéta-t-elle.
- Dis-moi simplement ce qu’il s’est passé. »
Elle ne l’avait pas regardée en lui répondant, elle était concentrée sur sa blessure à la joue.
« Jill est mort. »
Elle frissonna violemment tout à coup.
« Je l’ai encore fait ! Ça a recommencé ! Sur Jill ! »
Elle s’écroula en sanglotant, en essayant de réprimer ses spasmes. Shayn lui caressa la joue pour l’encourager.
« Je ne l’aimais pas, bien sûr. S’il était mort dans un règlement de comptes, j’aurais rien ressenti. Mais qu’il meurt comme ça, à cause d’un mot, à cause de moi ! (Elle tremblait de plus en plus.) C’était un caïd ! Je vais avoir des emmerdes ! Ils savent où j’habite, on est toutes les deux dans la merde ! »
Shayn serra sa fille contre elle. Son corps était secoué par de violents sanglots. Elle attendit patiemment que Kohra se calmât petit à petit, en lui frictionnant le dos, en caressant tendrement ses cheveux. Elle avait deviné ce qu’il s’était, bien sûr, mais elle sentait que sa fille avait besoin de lui en parler. Après, il sera temps de lui donner des réponses. Elle était enfin prête à les écouter, maintenant. Au bout de quelques minutes, plusieurs heures, Kohra respirait régulièrement, ses larmes avaient cessé de couler. Elle se détacha de sa mère et s’essuya les joues. Elle expira. Elle reprit.
« Je l’ai rejoint tôt ce matin, avant d’aller servir à la taverne. On avait une affaire en cours, ne grosse distribution. Je m’en charge généralement discrètement à la taverne, en même temps que je sers les clients en essayant de pas me faire gauler par le gros Tedarnier. Je l’ai retrouvé au point de rendez-vous habituel, dans le cul-de-sac derrière l’échoppe de la vielle charmeuse de fromage. Il m’attendait avec Arsh et Valen. Ils avaient la came dans un sac en toile gris. Il m’a tout de suite prise par la taille, pour bien leur montrer que, lui, c’était le chef parce qu’il avait une copine, et pour me montrer que je n’étais que sa copine, justement.
« Vu le poids du sac, on allait faire une bonne récolte. Il l’a ouvert et on s’est partagé la marchandise. C’est là qu’il m’a sorti :
- Ouais Kohra, cette herbe, c’est nous qu’on l’a cultivée avec Arsh et Valen, c’est pas la daube habituelle de Malek. Alors avec les potes on va se faire une petite marge, et comme c’est toi qui prends le moins de risques, on garde le pourcentage que tu dois normalement à Malek. Mais tu gagnes la même part que d’habitude, ça change rien pour toi.
- Eh, c’est quoi cette embrouille ? Tu comptes pas me piquer une partie de ma part ? J’en ai besoin de ce fric, je prends autant de risques que vous trois !
- Roh Kohra, sois raisonnable ! Ça se compensera avec la thune que tu touches avec ton boulot de serveuse.
« Et Valen et Arsh qui enchainent ; c’est eux qui ont cultivé l’herbe, ils voient pas pourquoi je toucherais autant qu’eux, j’ai déjà de la chance d’être la meuf de Jill sans ça je gagnerais rien du tout…
- Et t’inquiète bébé, je te rembourserai après en nature, qu’il me sort, ce gros dégueulasse en plaquant sa main sur mes fesses.
- Lâche-moi, connard !
- Qu’est-ce qui t’arrive Kohra ? T’es pas aussi farouche, d’habitude !
J’entends encore leur rire gras. Je le repousse violemment, mais Valen se précipte pour m’immobiliser pendant qu’Arsh me menace avec son couteau.
- Tu feras ce que je te dirai, et c’est tout. Tu vas distribuer cette came pour moi, et on se retrouve ensuite pour que je te paye de la manière qu’il me plaira, sinon Arsh te saignera. »
Kohra s’interrompit dans son récit. Un léger soubresaut secoua sa poitrine. Shayn ne l’avait pas quitté des yeux. Elle attendait patiemment la suite du récit. Elle n’osait pas toucher sa fille, de peur de déclencher une réaction de panique totale. Son expression restait indéchiffrable, mais dans ses pupilles brillait une lueur de profonde tristesse.
« Va crever, murmura Kohra. »
« - Va crever.
« Et c’est ce qu’il a fait, ce con. Il s’est écroulé, d’un coup, devant nous. C’est Arsh qui a crié, je crois. Et les gardes sont arrivés. Ils ont pris la drogue. Ils nous ont emmenés à la caserne. Ils ont gardé Arsh et Valen parce qu’ils sont des complices avérés de Jill et qu’ils peuvent leur faire remonter la filaire jusqu’à de plus gros caïds. Moi je ne suis qu’une pauvre victime, une simple faire-valoir sans importance. J’étais juste sa copine, son animal de compagnie, je sais rien, je suis inutile. Ils m’ont relâchée.
« Mais ils t’ont menti, Maman ! Ils ne viendront pas me chercher pour mon témoignage, s’ils viennent me chercher, c’est qu’ils auront compris que c’est moi qui l’ai buté ! S’ils reviennent, ce sera pour me coffrer ! Mais le pire, c’est que les autres arriveront avant ! Ils vont se rendre compte que Jill, Arsh et Valen ne reviennent pas, et quand ils sauront ce qu’il s’est passé, ça les conduira directement ici ! Il faut qu’on se barre, Maman ! »
Shayn caressa la joue de sa fille et la regarda dans les yeux. Kohra se calma immédiatement.
« Je l’ai tué d’un mot… »
Elle baissa la tête.
« Pourquoi… »
Shayn pouvait entendre la tempête qui faisait rage sous l’épaisse chevelure de sa fille. Elle connaissait les tourments qu’elle traversait, et elle s’attendait à ce que cela arrive un jour. Il fallait lui expliquer, maintenant.
« Ma petite Kohra… (Sa voix était fatiguée, mais elle parlait sans aucune hésitation.) Ici, ils ont ce qu’ils appellent des Dessinateurs. Des gens qui n’ont qu’à imaginer quelque chose pour qu’il devienne réel. Chez nous, on n’a pas besoin d’imaginer, mais de parler. On appelle ça le Don. Il se manifeste souvent suite à une émotion forte. On peut y résister avec de l’entrainement, tout comme on peut apprendre à le maîtriser. Je suis désolé que tu n’aies pas eu cette opportunité. À Kataï, tu aurais pu être une jeune femme fantastique…
« Ton père avait un Don formidable. C’est pour cela qu’il est resté, alors qu’il m’a fallu fuir avec toi, alors que tu avais à peine deux ans. De là d’où nous venons, par-delà la mer, les cités ne sont pas aussi unifiées qu’ici. Il a dû tomber, avec notre ville, ou alors il vit sous le joug des tyrans de Hunrindaï… Je t’ai raconté cette histoire des milliers de fois. Mais tu comprends maintenant que tu as hérité du Don de ton père. C’est un Don terrible, qui peut avoir de graves conséquences, et j’imagine à peine ce que tu dois traverser maintenant… Ma pauvre Kohra…
« Je te demande pardon. Je pensais qu’ici nous aurions notre chance. Ce pays avait l’air beau, si unis, si libre par rapport à nos petites cités querelleuses… Je suis désolée de nous avoir coincées ici, je suis désolée que tu n’aies pas pu t’épanouir, que tu ne sois pas devenue la jeune femme belle et forte que j’ai toujours vu en toi… Tout est ma faute… »
Fille et mère se tenaient à nouveau immobiles au milieu de la petite pièce obscure, l’une contre l’autre. Cette fois, c’était la mère qui pleurait et la fille qui restait silencieuse. Chaque seconde de sanglot était autant d’excuses non formulées, et chaque minute de silence était autant d’accusations et de remords étranglés.
« Je suis désolé, je ne peux pas t’apporter toutes les réponses que tu attends. Mais je connais un endroit où tu pourrais en trouver. Il y a une Académie, loin d’ici, vers Al-Poll je crois. Personne ici n’a ton Don, mais si des personnes peuvent t’aider, elles vivent là-bas. De toute façon il faut que tu quittes la ville. Prends toutes nos économies, vole un cheval s’il le faut, et rends-toi là-bas. Ils ne t’y retrouveront jamais. »
« Mais et toi Maman, qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas m’accompagner ? »
« Non, je n’y arriverai pas, j’ai trop voyagé pour toute une vie. »
« Mais tu peux pas rester là ! Ils savent que j’habite ici, si je m’en vais ils te feront parler ! »
« J’irai vivre chez mon amie Emilia. Ils ne me connaissent pas, si je ne quitte la maison je ne risque rien. »
« Mais comment tu vas faire ? Tu vas te remettre à travailler ? Je veux pas te laisser seule, c’est hors de question ! »
Shayn saisit fermement le bras de sa fille et planta son regard dans le sien.
« Kohra, écoute-moi. Ne t’inquiète pas pour moi. Pars. Vis la vie que je t’empêche de vivre. Je resterai à Al-Chen, et quand la situation sera retombée, tu pourras revenir me voir. En attendant, tu dois t’en aller. Il faut que t’aies quitté la ville avant l’aube. Rassemble tes affaires et file ! Je t’attendrai ! »
Je t’attendrai…