Et devenir quelqu'un -parce que je reviens de loin-

Il avait beau tout reproduire comme avant, Jehan ne parvenait pas à reproduire exactement le foyer chaotique et si subtilement structuré qu’était son bureau. Oh, les dossiers trainaient dans l’apparence de désorganisation absolue, les rebords de la fenêtre croulaient sous les plantes vertes, les cactus, les piles de plumes, les écharpes en boule, et son fauteuil était toujours aussi parfaitement bancal qu’auparavant. C’était l’odeur, songea-t-il. Les odeurs de bûcher, des encens rituels de Ril’ Krysant, la naphtaline qui empestait l’armoire qui servait à ranger ses différentes tenues, la droiture si parfaitement imbécile de l’homme qui s’était cru suffisamment puissant pour s’attaquer aux fondations de l’Empire même. Evidemment que les enfants de Merwyn ne permettraient jamais qu’on touche à son héritage.
Et cette odeur de métal et de cuir qui le suivait partout où il allait, accrochée à son bras comme une sangsue, bien qu’il la masquait comme il pouvait d’eau de parfum. Encore heureux que Jehan Hil’ Jildwin fut quelqu’un qui avait toujours mis du parfum et dont la personnalité permettait ce genre d’écarts.

- Bon sang !

Ca avait beau faire plusieurs mois qu’il s’était mis à écrire de la main gauche, puisque son bras mécanique ne pouvait pas faire de mouvements assez précis pour la calligraphie, il écrivait toujours trop lentement à son gout, et avec trop de maladresse. La plume lui avait glissé des mains et un paté d’encre avait couvert ses derniers mots. Il allait devoir recommencer cette missive, et ça lui prendrait une heure, alors que ce genre de lettres lui prenait dix minutes entre deux biscuits de Grand-Mère Siffleur, auparavant. Damnation.
Heureusement, une silhouette apparaissant dans l’encadrement de sa porte le sauva de la pénible de tâche de recommencer quelque chose qu’il venait de passer une heure à faire, et il sauta sur l’occasion. Accueillant Ciléa Ril’ Morienval dans son bureau et à s’asseoir du sourire qui était sa marque de fabrique, il courba légèrement la tête sous les compliments.

Bien qu’il sache que Ciléa Ril’ Morienval était une des rares personnes de l’Académie à ne pas le tenir dans son cœur, ou tout du moins à le tenir à une distance professionnelle, entendre ces compliments de sa bouche le touchait. Simple politesse ou pas.

- Je suis également heureux de voir que vous vous portez mieux, Demoiselle Ril’ Morienval. Je pense ne pas me tromper en voyant en nous deux créatures revenues d’entre les morts.

En ayant laissé une part de nous sur le chemin, n’ajouta-t-il pas par politesse pour la jeune femme en face de lui, bien qu’elle fit des efforts remarquables pour ne pas sembler affectée.

- Des nouvelles d’Al-Jeit vous dites ?

Il ne put se retenir et avant qu’elle puisse prendre la parole, il leva sa main mécanique dont il avait replié les doigts en dehors de l’index et fit mine de réfléchir par cabotinage.

- Laissez-moi deviner… Al-Jeit, et notre plus talentueuse Ril’ Morienval… Par ses saints fanons ! Est-ce une fille ou un garçon ?

Devant la mine de Ciléa, il sortit son sourire le plus charmeur .

- Vous comprendrez, avec tous les bébés qui nous tombent du ciel dans cette école, j’ai tout de suite vu clair dans vos intentions ! Ne vous inquiétez pas, une nurserie à votre nom vous a été réservée le jour de votre entrée à l’Académie, en même temps que vos appartements, vos uniformes et votre certificat d’appartenance à la race supérieure de Gwendalavir.

Ses traits se radoucirent, pour éviter d’être désintégré sur place.

- Je m’égare et vous venez de loin pour me parler. Je vous écoute, Ciléa.