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 Et qu'en chemin je découvre enfin ce que mon coeur cherche en vain [Suite suite du voyage]

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Einar Soham
Einar Soham

Apprenti Chantelame
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Age IRL : 31


MessageSujet: Et qu'en chemin je découvre enfin ce que mon coeur cherche en vain [Suite suite du voyage]   Et qu'en chemin je découvre enfin ce que mon coeur cherche en vain [Suite suite du voyage] Icon_minitimeSam 18 Jan 2014 - 0:32

(J'espère que ça convient I love you )

C’est en perdant pied dans l’eau de mer qu’Einar se remémora qu’il ne savait toujours pas nager.
La visage d’Elera lui apparut quand il but la tasse une première fois, un visage constellé d’étoiles et les sourcils souvent froncés, celui qui lui était apparu flouté à la cascade – elle lui avait appris, pourtant, les mouvements à coordonner entre les bras et les jambes, la manière de mettre le corps à l’horizontale pour le faire flotter.
Le rivage était suffisamment proche pour qu’il puisse regagner des eaux moins mortelles par petits mouvements frénétiques très similaires à ceux du chiot qui nageait mieux, beaucoup mieux que lui, et compulsivement, son regard chercha automatiquement celui teinté d’agacement et de déception d’Ambre.

Qu’il ne trouva pas. Les yeux d’Ambre –elle n’avait pour une fois pas les lèvres pincées- étaient entièrement fixés sur la mer, et ceux de Tifen sur Ambre depuis qu’elle avait regagné le rivage. Une pensée s’insinua que peut-être elles ne l’auraient pas vu. Et surtout, qu’elles ne l’auraient pas vu se noyer s’il s’était vraiment enfoncé trop loin dans l’eau, et cette pensée suffit à le faire barboter dans une eau qui lui arrivait à peine jusqu’aux genoux pour le restant de l’après-midi.
Il s’endormit très rapidement ce soir-là, du sommeil des enfants qui ont beaucoup joué, très peu pensé et beaucoup dépensé.

Au matin, Einar se prit la réalité dans le genou. Presque littéralement dans le genou. Il puait le sel, ses cheveux, ses vêtements, sa plaie et son chien étaient raidis de sel, de sable et parfois même d’algues, et Khan qui dormait toujours avec lui-même depuis l’ajout d’Eclipse du Dragon céleste à leur calin nocturne se tenait à une distance respectueuse.

Plein d’entrain malgré les heures difficiles et pénibles qui l’attendaient à récurer tout ce qui lui appartenait, genou compris, Einar se dirigea tout naturellement vers l’endroit où Tifen et Ambre se trouvaient, puisqu’elles n’étaient pas à leur campement, avec un but très précis en tête : leur demander un peigne. Ou une brosse. Ou quelque chose de similaire que toutes les filles possédaient.
Arrivé, il regretta aussitôt d’être venu. Les trouver en pleine gestuelle marchombre-sœur-d’arme à laquelle il avait arrêté d’assister depuis longtemps ne l’aurait pas fait se sentir coupable. Non, elles étaient juste assises côte à côte sur un tronc de bois flotté, et elles contemplaient la mer, peut-être même pas dans la même direction, mais avec ce silence qui ressemblait à la gestuelle marchombre mentale et philosophique à laquelle il doutait d’avoir accès un jour, ce silence qui ne ressemblait à aucun des multiples silences dont se parait régulièrement Tifen.

Et puis Chiot, dans ses bras, jappa. Les filles ne se retournèrent pas instantanément, mais même lui pouvait percevoir qu’il venait de rompre sans faire exprès quelque chose qu’il n’aurait pas du rompre.

- Je- euh… P’tit déjeuner. Préparé le petit-déjeuner. Fait une sauce avec les baies pour… euhm, le gruau. Pour changer. ‘Fin pour que ça soit meilleur. ‘Fin j’espère. ‘Fin.. j’laisse sur le feu, comme ça vous l’aurez chaud.


*

Le ruisseau finissait paresseusement dans la mer entre quelques rochers, et le Teylus n’eut plus besoin que de remonter son cours pour trouver un endroit assez calme et assez large où il pourrait tout nettoyer à l’eau douce. Chiot était intenable, et se grattait farouchement pour essayer de décoller ses poils. Il fallut à Einar toute la patience du monde pour arriver à plonger le chien dans l’eau claire, et surtout à l’y garder. Sans brosse et sans le moindre ustensile pour le peigner…

- Arrête de bouger, j’te dis ! Ca fera encore plus mal si tu m’obliges à te tenir plus fort !
Le chiot se débattait dans ses bras quand il frottait avec la paume de sa main et tirait pour défaire les nœuds.

- Est-ce que je me plains, moi, quand je me lave les cheveux, hein ?

Le chiot lui jeta le regard le plus courroucé du monde en couinant, et quelque part dans sa tête, la voix sèche d’Ambre se fit entendre pour lui rappeler qu’il ne se lavait pas les cheveux si souvent que ça.

- Bon ok, est-ce que Khan se plaint, lui ? Si t’espères devenir comme lui un jour, t’as qu’à moins couiner, c’tout.

L’ironie de la situation – presque cathartique n’aurait sans doute pas échappé à un observateur vigilant, mais Einar était trop occupé à récurer entre les coussinets de son chien pour y faire attention.

Fier de son travail après un temps interminable de toilettage, l’apprenti chantelame sécha Eclipse du Dragon céleste avec la tunique qu’il avait ôtée pour la laver aussi après, et il sentit son cœur fondre un peu plus en le voyant tout ébouriffé, le poil tout brillant, et la queue toute remuante.
Son cœur se fendit, par contre, quand il eut l’idée stupide de laisser le chien jouer en liberté le temps de se décrasser lui-même. La bête détala droit vers la mer en chassant les mouettes et éclaboussa tout autour de lui en sautant directement dans l’eau.

… Désespoir.

Grommelant et pestant contre le monde entier et les mouettes en particulier et son adorable chien un petit peu quand même, Einar retira son short, sauta dans le ruisseau, se rappela soudain qu’il avait oublié de retirer les bandages, sortit de l’eau et essaya de rattraper sa gaffe du mieux qu’il put.
A ce moment-là, un plouf discret retentit à proximité, et Einar leva les yeux pour trouver Ambre qui se récurait dans le torrent sans faire particulièrement attention à lui, sans discuter, et sans –euh. Sans vêtements.
Nanar en oublia de ciller. Et de détourner le regard. Et de penser. Et d’exister.

Quand l’itinérante croisa son regard, les yeux vaguement interrogateurs, Einar bondit du rocher où il était assis et s’enfonça dans l’eau le plus vite possible, dos tourné et en train de réfléchir à toute vitesse à quelque chose à contempler d’un air très très intéressé dans la direction opposée à Ambre.
Seulement voilà. Dans la direction opposée à Ambre, il y avait Tifen. Pareil.

Prétextant un lavage de cheveux intensif, l’adolescent s’enfonça dans l’eau jusqu’au haut du front devenu rouge vif dans une vaine tentative de disparaître complètement.


*

La question fatidique arriva finalement.
Ils avaient passé quelques jours à reposer leurs jambes mutuelles, à écouter la mer en mangeant des crabes et des poissons qu’Einar arrivait à pêcher de mieux en mieux en utilisant sa dague à corde comme une ligne de pêche. Ils semblaient avoir tous les trois fait la paix avec quelque chose, lui en construisant deux petits monticules riquiqui à l’orée de la forêt pour Souriant et le bandit sans nom, discrètement, pendant son tour de garde.
C’était vraiment bien, mais au fond, les trois savaient qu’ils ne pouvaient pas rester là éternellement. Ils se parlaient à peine, ce soir-là, jusqu’à ce qu’Einar, en train d’affûter Bomon, ose lancer du bout des doigts le pavé dans la mare :

- Du coup… on va où après ?

Il savait pertinemment qu’Ambre et Tifen en avaient déjà discuté entre elles et sans lui, et il savait pertinemment les options qu’ils avaient, les options qu’il avait lui et qu’aucune ne concordait avec quoi que ce soit. Repartir vers le Nord était le plus irrationnel et même lui, au fond de lui, percevait qu’il avait une opportunité unique de voir le Sud et que ça se reproduirait pas avant super longtemps. Un moment, il avait caressé l’espoir qu’on irait voir les grandes belles villes. Al-Vor, sur la côte vers l’est, et peut-être même la grande et belle Al-Jeit. Et puis il avait regardé Tifen,  et laissé tomber l’idée. Les îles alines peut-être ?
Mais avec quel bateau ?

Avoir été tenu à l’écart de toutes les discussions –s’il y en avait eu- l’étonnait pas trop, ça avait toujours été le cas pour l’instant pour le voyage, mais c’était la première fois que ça l’agaçait un peu.
Ca ne l’empêcha pas de baisser un peu les yeux en se grattant le menton ; menton où commençaient à pousser des poils qu’il surveillait avec beaucoup d’attention dans l’espoir, un jour, de convertir ça en barbiche.

- J’me disais… on pourrait pt’êt aller à l’Ouest ? ‘Fin, vous savez, sur la carte, y’a Barail
–son accent d’Al-Far apparaissait fugacement dans sa difficulté à prononcer Baraïl- et puis… on pourrait rencontrer les faëls ? On pourrait même longer la côte, regarde – il désigna le littoral tracé à l’encre à Ambre mais sentit Tifen détourner le regard à ce moment-là. Mais y’a de la forêt aussi, j’crois, et puis on peut faire les deux…

Le silence qui accueillit sa proposition le terrifia à moitié. Il n’était pas sûr de comment interpréter le regard fixe de l’itinérante sur lui. Elle devait sans doute pas s’attendre à ce qu’il prenne spontanément la parole – il osait jamais, il le faisait jamais autrement que pour poser des questions et s’excuser- et encore moins d’essayer de contribuer à un itinéraire dont on l’avait systématiquement exclu jusqu’à présent.
Tifen regardait les forêts faëlles, sur la carte, d’un air contemplatif.


*

Einar n’en revenait toujours pas. Il avait réussi à négocier quelque chose. Contre Ambre.
Il y avait beaucoup perdu –notamment la corvée vaisselle et chercher le bois pour le feu qui lui revenait à présent entièrement- mais elles avaient fini par dire « pourquoi pas ». Les faëls étaient pas connus pour accueillir les alaviriens, mais... ils n’étaient pas des convois, ils n’étaient pas des officiels, et surtout, ils avaient Tifen, qui était sans doute la moins patriotique de tous les alaviriens.


*

- Mais c’est bête, c’est vraiment bête !
rouspéta l’adolescent en jetant un baton au loin d’un geste rageur.

Tifen était déjà en train de redescendre avec Khan la colline du haut de laquelle ils voyaient les plaines et la silhouette de la citadelle d’Ondiane à l’horizon.

- Ca nous simplifierait tellement les choses, par les caleçons de Merwyn ! Ca ferait même pas deux jours de détour, et on serait tranquilles pour le reste du voyage !

Les raisons invoquées lui semblaient tellement dérisoires. Repaire de nobles oisifs, crachait Ambre. Repaire de gens, grognait Tifen. Repaire de rêveurs, marmonnait Nanar. Ils s’apprêtaient à aller en pays faël, donc à faire des choses plus aventureuses que suivre un chariot sur une route toute la journée, et non, il fallait qu’ils se trimballent des blessures de guerre quand même, parce que ça forgeait le caractère.
Il le disait jamais à voix haute d’ordinaire parce que les confréries étaient loin, mais là…

Il trouvait ça vraiment, vraiment bête. C’est pas tant pour le voyage que ça l’embêtait, même si voyager plus vite signifiait, un peu égoïstement, voir plus de choses en un minimum de temps et revoir les gens avant de devenir vieux. Non, ce qui l’embêtait vraiment, c’était les entrainements. Ca faisait des lustres qu’ils ne faisaient plus rien de concret.
Y’avait toujours la gestuelle du matin, les étirements, mais tant qu’ils auraient tous les trois mal à la jambe, c’était hors de question de se battre. Et puis, la bataille avec Souriant était trop proche. Il avait espéré qu’en allant voir les rêveurs, ils pourraient laisser tout ça derrière eux ; c’était pas la première fois qu’il se faisait soigner par les rêveurs, même si souvent c’était pour des grippes, et on lui disait toujours que quand la douleur dans le cœur était trop grande, les rêveurs arrivaient à l’ôter aussi.
Ils auraient pu aller en confrérie, et comme ça, il aurait plus de moments où il repensait à Souriant et à ses parents malgré tous les bons moments, et il serait pas triste, maussade, grognon ou en colère.
Mais non.
Trop de nobles, et trop de monde.


*

La forêt devenait…
Autrement ?

Bizarre, lui il pensait. Beaucoup plus chaude, et beaucoup beaucoup plus dense, même près de la côte. Y’avait des lianes, de la mousse, de grandes fleurs qui montaient aussi haut qu’eux, branches partout même sans arbres, et plein d’animaux qu’il ne connaissait pas. A l’instar de Tifen, il recommençait timidement à grimper dans les arbres, mais cette végétation étrange permettait pas de voir grand-chose.
Chiot s’aventurait moins loin, comme s’il pressentait le changement dans l’attitude du trio.

Khan avait disparu depuis quelques heures.

Le front couvert de sueur, les bras chargés de bois pour le feu et un lapin fléché accroché à la ceinture, l’apprenti contourna une souche énorme pour rejoindre Ambre et Tifen en train de préparer le campement. Chiot lui tournait autour, pressé d’avoir sa part du lapin, jusqu’à se souvenir que la position stratégique n’était pas aux pieds du garçon mais au pied du feu de camp, et le chiot détala à toute vitesse pour retrouver les deux autres Donneurs-mais-moins-souvent-et-moins-joyeusement-mais-donneurs-quand-même-de-Miam-Sacré.
Une racine insidieuse décida qu’elle avait une âme fourbe ce jour-là, et captura les pieds d’Einar ; sa chute fut tout sauf gracieuse, empêtré comme il était, et Einar finit tête la première dans les fougères.

Ce qu’il avait pris pour une racine n’en était pas une, mais Einar n’eut pas le temps de se remettre à plat ventre pour découvrir qu’il avait les jambes saucissonnées dans des bolas en bois sculpté. Une masse lui tomba brutalement sur le dos et quelque chose de froid piqua sa nuque.

- Tu n’être pas faël. Comment tu posséder un arc et un sabre faël ?
Tétanisé par la conjugaison déplorable la menace de la flèche prête à être décochée dans son cou, l’apprenti chantelame n’osa rien répondre.

Une deuxième voix nasillarde retentit des frondaisons, dans une langue chantante qu'Einar était incapable de comprendre :

- Tue-le, et récupère les armes de notre peuple ! Je prends l'arc, il est fait du bois d'Illuin et il est pas question qu'une main sinumile y touche. Je te laisse le sabre.

- Mais c'est un enfant.

Si l'apprenti ne parvenait pas à saisir les tenants de la discussion, la tension dans leur voix lui permettait de déduire une chose : il avait peut-être un léger petit sursis avant de mourir le temps qu'ils aient fini de se disputer...

- S'il porte des armes, c'est qu'il se prétend guerrier, pas enfant.

- Il est sans défense.

- Il a oublié de se défendre, différent. Si un guerrier ne t pas attention à ce qui l'entoure et aux menaces possibles, le guerrier devient siffleur et j'ai le droit de le tuer.


Complètement désespéré, Einar cherchait dans sa tête les très très maigres souvenirs de la tentative de M'sieur Eternit de leur apprendre les rudiments de la langue faëlle. M'sieur Eternit aurait pu se sortir de ce pétrin, lui, il parlait tellement de langues différentes si bien qu'il aurait pu corriger les faëls eux-mêmes sur leur langage... mais lui, Nanar, il avait beau écouter un peu parce que pour une fois M'sieur Eternit leur apprenait un truc trop cool et pas barbant... la panique de la situation lui vidait complètement le cerveau.

Le seul truc dont il se souvenait sur le moment, c'était quelque chose que M'sieur Eternit disait régulièrement dans sa barbe sans jamais leur dire la traduction, il espérait de tout son coeur que c'était pas un stratagème du prof pour les insulter sans qu'ils s'en rendent compte...
C'était le seul truc dont il se souvenait et donc la seule chance qu'il avait de toute manière.

- Dèan tròcair orm! Dèan tròcair Moire orm !


Le deuxième faël encocha aussitôt une flèche.

Einar couina.



Ambre Naeëlios
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Marchombre
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MessageSujet: Re: Et qu'en chemin je découvre enfin ce que mon coeur cherche en vain [Suite suite du voyage]   Et qu'en chemin je découvre enfin ce que mon coeur cherche en vain [Suite suite du voyage] Icon_minitimeMar 24 Fév 2015 - 12:31

C'était difficile à dire, l'ensemble.
L'air, qui poisse les cheveux, le sentiment de sel sur la peau, dans la bouche, tellement omni-présent qu'il n'y avait pour ainsi dire plus d'amertume – juste du minéral, des vieilles larmes bien séchées, l'impression que sa peau tirait à chaque parole. Que chaque sourire lui craquelait le masque, et qu'elle se transformerait en sable, âgée.
C'était difficile, alors personne n'en parlait.
Le chien hurlait parfois le soir, souvent il jappait en journée. Et les vagues roulaient quelque part, entre ciel et terre. Putain de putain de lumière, à vous brûler les yeux. Putain de poisse et de sable dans les chausses, et de crabbe qui avait un goût d'air, de mer, de cristaux de sel, de gorge désechée.
Ambre était bien, à un stade de bonheur où on a plus conscience de soi, que de l'impression de l'air sur soi. Elle attendait la brume qui viendrait lui geler les os en hiver, l'emmener au large s'échouer.
Ca fonctionnerait, elle en avait la conviction la plus totale.
Le monde était en si parfait équilibre à toutes les heures du jour, depuis qu'ils avaient noyé Merwyn sous les flots, et la hâche de guerre. Tout était instable et mouvant, tout, sous leurs pieds, mais pour la première fois elle se sentait des envies de racines infinies, d'immobilité sans que ce soit forcément lié à la mort. Devenir grise, et embruns.


Et puis, le feu craquait de partout, ça s'était fait naturellement. Le bois flotté crachait de temps en temps des flammes vertes, de très très belles flammes, et le ciel, bon dieu, le ciel c'était comme une mine de pierres à découvrir et piocher sans se courber le dos.
Et puis, Einar l'avait ouverte, bon dieu, elle aurait dû profiter de la confusion pour le faire tuer, y avait bien que lui pour l'ouvrir dans un moment pareil. Il aurait tout aussi bien pu se gratter les miches, sur le moment, son intervention paraissait presque surnaturelle. Il avait une voix comme ça, avant ? C'était comme se rendre compte qu'on était sur une pente glissante, d'un coup.
Ambre était sûre de l'avoir incliné d'un côté. Einar venait de sauter dessus et l'envoyer en l'air.
Ca, elle l'avait compris dès que Tifen avait baissé les yeux sur la carte.


*



Elle n'aurait pas pu rester seule ici. Ce n'était pas un animal de sollitude, même si ce n'était pas non plus un être sociable. Chaque être qu'on lui arrachait lui restait dans le coeur comme un poignard. Chaque parent, chaque individu, même cette saloperie de chat qui avait disparu... perdre quelqu'un de plus, c'était perdre tout horizon de toutes façons.
Mais personne ne pouvait le savoir, et il fallait lutter, lutter lutter... peut-être qu'ils lui donneraient raison avec leurs yeux, s'ils n'étaient pas déjà repartis à l'aventure ? Qui était-elle pour juger, après tout, se morigéna-t-elle. Presque cinq année que tu l'attendais ton voyage. Alors, va et pars.


*


Épars, c'était qualifier leur groupe, les jours et heures qui suivirent. Chacun regardait une autre direction, l'horizon, la lisière... les chaussures ? Elle se sentait encore mer, du sel dans chacun de ses rouages pour la gripper, des plages dans les semelles et quand le vent se levait, c'était se faire gifler les yeux.
Ils n'étaient plus aveugles, aucun d'eux.


Mais Ambre était à bout. De nerf, de rêve, de mot. Elle ne voulait rien voir, ni personne. Surtout pas des nobles, des malades, des itinérants – des gens qui n'auraient pas en commun avec elle la douleur dans le corps, dans l'âme, et une odeur oscillant entre mousse, eau glaciale et sable.
Fallait pas compter sur personne pour régler ses problèmes, songeait-elle en regardant le dos d'Einar. Que toi pour carrer tes épaules. Que toi pour inspirer des goulées d'air. Que tes pieds pour avancer. Comme si on avait besoin de rêves et de mondes ?


*
Le décor s'était transformé petit à petit. L'humidité s'était transformée, densifiée dans l'air, un peu âcre à respirer. La marche était moins longue, moins exutoire. Les oiseaux chateaient, l'air bruissait de vie et de rthmes différents, d'odeurs, c'était un décor à palabres, à explorations, à aventure.
Bien sûr, Tifen s'agitait, retrouvait toute la fluidité de sa démarche, Khan déhanchait à côté d'elle, furieusement prédateur.

La végétation pouvait bien gagner en sauvagerie, ces deux là semblaient plus dans leurs décors que jamais. Tifen n'était jamais locace, mais ses gestes parlaient pour elle d'habitudes de jadis, de temps anciens. L'idée que son amie ait pu être enfant un jour – un enfant dans la forêt- prenait doucement corps. Lorsqu'elle attrapait une baie, par exemple, et la mangeait l'air de rien, par gourmandise. Puis une seconde. Puis s'arrêtait, faisait mine de lasser ses bottes pour en manger une troisième ou plus.
Elle avait l'air espiègle des premières années à l'Académie.


Et, chose très inhabituelle, elle passait son temps à jeter des œillades autour d'elle, derrière elle surtout. Elle gigotait la nuit, dormait par petites saccades d'heures. Comme un vieux réflexe. Comme si quoique ce soit qui serait plus gros ou sauvage que Khan risquait de leur tomber dessus. Lorsqu' Ambre aborda le sujet, du bout des lèvres, en demandant si elle devait s'inquiéter, Tifen parut profondément déconcertée, ignorant complètement de quoi l'autre parlait.
Et c'était curieux, mais d'une curiosité vaguement malsaine dont il valait mieux se départir. Il y aurait d'autres choses à demander, sur les lieux futurs, la destination qu'elle voyait à son apprenti, comment lui faire dépasser certaines choses, comment... comment pourraient-elles le partager ?
Ambre secoua la tête pour ne pas demander, évoquer l'idée absurde d'avoir un mot à dire sur l'éducation martiale de quelqu'un qui ne serait pas marchombre, ni « à elle » lui paraissait insensé. Pourtant, il lui semblait qu'elle avait fait progressé Einar, d'une manière bizarre, certes, mais qu'elle avait pu lui apporter des choses. Comment ça fonctionnait, un chantelame ? Quels codes ? Quel honneur ? N ne partage pas un apprenti. On ne partage pas la liberté d'un apprenti. Et elle-même, Maître ? Alors que quelqu'un comme Tifen semblait elle-même avoir des difficultés ?


Ambre n'avait jamais commercé à Barail, aucune notion de ce que pouvaient rechercher les habitants de cette région, ni des codes à suivre. Leur campement était frusque, mais pas dissimulé, elle ne voulait pas qu'on les prenne pour des espions ou des fuyards... il serait toujours temps de montrer leurs bourses ensuite, de troquer, et de repartir, au fait des moeurs locales. C'était comme ça qu'elle imaginait les choses... ce n'était jamais elle qui avait dû se soucier de ce genre de procédure, dans la caravane itinérante de ses parents, et ce n'était ni le rôle d'une jeune fille, ni sa place d'être instruite de ce genre de science. Ni d'aucune science, sans doute.


Puis, il y avait eu quelque chose de ténu dans l'air. Pas un parfum, juste... un sentiment d'étrangeté.
Et le chien s'était mis à aboyer, tout proche.


*


Le reste s'était passé comme dans un rêve, un rêve de lenteur, où prime les réflexes et l'impression de n'avoir aucun contrôle. Un rêve où il semblait que toutes les voix étaient en réalité la sienne. Mais plus qu'un rêve, c'était un cauchemar : son imagination vicieuse qui imaginait des tours atroces ? Etait-ce elle ou Tifen qui avait crié, son propre genou qui avait buté sur une racine en s'élançant ? Et le bruit des flèches qui lui striait les oreilles. Khan avait rugi- mais après, après qu'elle se soit mis à courir de manière anarchique entre les arbres, que les branches l'aient giflé.
Qui était l'ennemi ?


Elle avait pensé  « Einar », parce que l'ennemi s'en serait forcément pris à lui. Elle avait pensé à sa propre vie, ou plus exactement, sa propre vie s'était imposée à elle comme fondamentale, avait dicté la course, la fuite, d'aller en direction du cri d'Einar.
Tifen s'en sortirait.Elle avait Khan, elle était meilleure qu'eux deux réunis. Mais Ambre devait sauver sa propre vie. Et celle d'Einar ? Il n'y avait même pas de temps de réflexion juste:aller au plus court , en parallèle à Tifen et se barrer à toute allure. Tifen était-elle seulement partie ? Est-ce qu'elle avait tenté de faire face ?

Mais l'instinct eut ce sursaut, complètement idiot, que nul ne s'attendrait à ce qu'elle courre vers l'origine du cri, à ce qu'elle fasse face.
C'est du moins comment elle s'expliquerait le fait d'avoir obliqué.
C'est à ce moment là qu'elle perdrait toute trace sonore ou physique de Tifen.


*


Un des deux faëls avait encoché une flèche, elle ne s'était pas arrêtée, trop tard, et l'esprit continuait à cavaler en réflexe. La gerbe de flamme qu'elle projeta accidentellement devant elle brûla la flèche qui filait – très heureusement pour Ambre, l'extrémité de celle-ci n'était ni en pierre ni en métal- et les sourcils de l'itinérante, qui n'avait pas stoppé sa course.
Einar avait peut-être roulé au sol, toujours était-il qu'elle avait hurlé quelque chose d'inarticulé, que projeté une gerbe de terre dans la direction des créatures sombres qui se trouvaient près d'Einar, tenté d'en heurter un au passage, sans succès. Bruit d'un chien qui attaque.


Il était devant elle en train de courir, et l'idée d'être derrière quelqu'un décuplait son envie d'accélérer. Sortir de cette forêt, au plus court, droit devant. Le bruit caractéristique de l'espèce de liane qu'il s'était fabriqué -c'était bien, personne ne s'y attendrait.
Une flèche lui entailla le bras.
Les couleurs, les formes, la suite des actions étaient affreusement confuses.


*


Comment ça s'était arrêté, va savoir ?
Elle était blessée sommairement, notamment à la tête, et couverte de boue.
Ses poumons la brûlaient comme l'enfer, et ce n'était rien.
Ils avaient traversé une rivière, avaient glissé sur la berge, s'étaient fait temporairement emporter. Le chien tentait de stabiliser Einar.
Ambre s'était hissée sur l'autre berge avec l'énergie du désespoir.
Il n'y avait personne, de l'autre côté.
Les archers qui les avaient poursuivis étaient restés dans cette forêt de cauchemar -est-ce qu'elle les avait rêvé ?


Einar s'était laissé tomber à son côté, lui aussi à bout de souffle.
Elle avait toussé.
Puis, comme on comprend quand c'est terminé, et qu'on a survécu, elle avait presque eu envie de rire de sa bonne fortune, avait peut-être fini par le faire. Vivants, putain. Encore.
Notions et esprits flous.


*


Il avait dit qu'il fallait bouger.
Pour la cent millième fois, peut-être.
Le chien léchait encore ses plaies, ils puaient tous la vase et la maudite forêt.
Ils avaient fait un feu, sans joie, le premier soir, à l'aide de l'imagination, sans qu'Einar ait à lui demander. Ambre avait guetté d'autres fumées.
Elle avait hurlé, hululé, produit tous les appels imaginables.
Elle avait hurlé encore, appelé longtemps... avec Einar, au début, et le chien, que ça semblait amuser.
Elle n'avait pas eu faim, pas eu peur, attendu. Attendu. Attendu encore, guetté un fauve, une carcasse.


Il avait dit que, peut-être, il fallait suivre le court d'eau, trouver si elle était ailleurs, chercher de l'aide.

Mais partir ?



Elle ne pouvait pas s'y résoudre.
Elle n'arrivait plus non plus à appeler, depuis la dernière nuit. Mais s'empêcher de regarder, c'était impossible. Peut-être... avec un plus gros feu ?
Elle se sentait l'envie de brûler l’entièreté de cette maudite forêt... mais risquer de la brûler ? De la pousser au loin ? Et risquer que le tigre... on ne savait jamais avec les animaux, comment ils réagissent au feu et à la peur.


Alors pour la centième fois, elle secouait la tête.
Manger ? ... mais comment pouvait-il penser à manger ? Elle sentait les larmes lui monter aux yeux.
Rester bloquer dans la gorge, avec les mots.
Dire quoique ce soit, ça aurait été sceller une possibilité positive. Elle n'aurait pas su dire combien de temps ça avait duré – juste qu'elle commençait à manquer de voix.


Il l'avait dit une fois de trop, à un moment.
Ambre aurait été incapable de retracer le comment ou la suite logique de leur discussion. Elle savait qu'elle l'avait traité d'ingrat, d'un tas de choses immonde, qu'elle lui avait reproché toute cette catastrophe, mis sur le dos sa séparation d'avec Tifen, qui avait peut-être tout risqué pour le sauver et quel rat il était d'avoir besoin qu'on l'encadre sans cesse et qu'à cause de lui... Elle avait dû lui lancer sa bourse à la tête, puisqu'elle ne sentait plus rien, que des fourmis, le long de sa cuisse. Sûrement pour lui souhaiter bon voyage à sa manière, en l'insultant de toutes les manières possibles.


Mais Ambre, en hurlant ça n'y croyait pas elle-même. Elle se revoyait bondir, en fuite dès la première seconde, détaler de peur comme un lapin et une proie.
Elle fit volte face vers la forêt, pour appeler encore, plus fort.


Il avait peut-être répondu. Elle n'en savait rien. Peut-être même qu'il était parti, un temps.
Tifen allait apparaître, de toutes manières... et il serait temps de s'excuser, de partir pour ne pas à affronter leurs deux regards à la fois. Si elle ne la voyait pas encore, c'était parce que Tifen était une excellente marchombre, très en adéquation avec la forêt.
Tifen ?


Un putain d'écureuil qui filait d'entre les troncs.
Un dain qui voulait boire... peut-être n'avait-elle pas crié depuis trop longtemps ? Elle tenta, mais le cri s'étrangla dans sa gorge. Et puis, il fut trop sombre pour distinguer quoique ce soit, alors, elle se mit en branle pour allumer un feu, un trop gros feu, bien repérable.
Le bûcher était là à l'attendre, sûrement un dernier cadeau d'Einar.


Elle entendait le feu craquer derrière elle, se sentait indigne de la chaleur qui lui réchauffait les os.
Puis Einar posa un bout de poisson sur une pierre proche.

-... je sais bien, répondit-elle finalement, plus penaude qu'elle ne l'aurait pensé.


C'était vrai que « ne pas manger » ne la ferait pas venir plus vite. Et il l'avait dit gentiment. Comme on le dit à un enfant plus jeune, pour l'amener à faire quelque chose de censé. Mais prendre le premier repas, c'était signer le fait que la vie continuait malgré tout, qu'il fallait tenir un rythme, se remplir, se vider, appartenir au monde, répondre à des besoins millénaires.
Il ne sentait pas la mer, mais pas la vase non plus. Elle finit par le prendre, tenter de l'avaler. Le chien pleurnichait un peu plus loin, derrière, peut-être qu'Einar s'était roulé en boule dans ses pattes.

- Merci. C'est très bon.

Elle s'était mis à pleurer, peut-être à la première bouchée. Longuement, en mâchant la chair morte.
Farewell my friend.
*


S'arracher à la berge avait été aussi dur que quitter la plage.
Il fallait.


Il fallait.


Un dernier regard à l'orée du bois ; Vas-y Tifen, prouve-nous tous qu'on a tort... Apparais. Apparais maintenant. S'il te plaît. Maintenant, si tu dois le faire.
Et Tifen n'était pas apparue.


Ils s'étaient mis en route. Einar n'avait pas rendu la bourse à Ambre, qui n'en aurait pas voulu, jugeait bien lui devoir ça.

- Pour aller vers le nord, tu regardes les arbres. La mousse indique le nord. Le soleil se lève à l'est, se couche à l'ouest. Au plus haut, il est au sud.

Il avait répondu sèchement qu'il le savait, en grattant les oreilles du chien. Elle avait hoché la tête, sans rien dire de plus, et suivi.
Farewell...


*


Elle le suivait, sans même regarder où ils allaient, en mettant ses traces dans les siennes. Obsédée par l'idée que ses propres pieds étaient plus petits que ceux de l'apprenti de..
En levant les yeux, elle voyait son dos, la lordose un peu lâche des corps qui grandissent d'un coup, les cheveux un peu trop long – moins un adolescent qu'un jeune homme. Un chantelame ?
Par impulsion, vieille idée qu'il fallait absolument réaliser les choses et se faire reconnaître par ses pairs pour exister :


-Si tu... as besoin de passer un conseil, une assemblée, de donner des années de plus... ou d'être accompagné, ou... pour... peut-être que je peux t'aider.


Einar Soham
Einar Soham

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MessageSujet: Re: Et qu'en chemin je découvre enfin ce que mon coeur cherche en vain [Suite suite du voyage]   Et qu'en chemin je découvre enfin ce que mon coeur cherche en vain [Suite suite du voyage] Icon_minitimeJeu 30 Avr 2015 - 3:37

[J'étais pas trop sûre d'où arrêter, du coup si besoin, j'suis ouverte à toute discussion hug ]

La berge s’était effondrée sous leur poids et la boue lui entrait dans la bouche.
Puis ce fut l’eau. Et la panique. La perte de repères, ne pas avoir pied, puis les dents de Volovent qui se plantaient dans son col et le tirait à la surface de toutes ses forces de chiot. Il cracha, hoqueta, essaya de voir à travers ses paupières remplies d’eau la berge, Ambre qui avait réussi à ramper dessus. Ca jappait, l’eau dans les oreilles, il ne savait toujours pas nager.
Le chien le tenait toujours mais ne pouvait pas empêcher complètement leur dérive, par réflexe Einar se mit à pédaler des pattes comme le faisait son animal et péniblement, ils se hissèrent sur le rivage, essoufflés, suffoqués, crachotant.
La tête lui tournait et les faëls – pourquoi les avaient-ils attaqués ? Ils n’avaient rien fait de mal, et il avait essayé de s’excuser en Faël et ils avaient essayé de respecter la forêt au maximum quand ils avaient établi leur camp.
Après quelques minutes, Einar se redressa sur les coudes pour poser la question à Tifen, qui connaissait beaucoup mieux les Faëls que lui.


*


Ambre criait le nom de Tifen toutes les dix secondes depuis le début de la soirée. Entre ça, et le feu de camp, Einar se demandait comment les enfants de la forêt ne les avaient toujours pas retrouvés. Il s’était réfugié dans un arbre, par réflexe stupide d’avoir un avantage de terrain, et pour ne pas être repéré aussi vite.
Il avait tellement mal au cœur.  Envie de vomir.  C’était pire avec Ambre, pour qui ça ne semblait pas évident. Pendant quelques heures, Einar avait réussi à repousser la réalisation inévitable, en se disant qu’elle les rejoindrait, ou qu’elle était partie parler avec les Faëls.
Ambre refusait de lui parler de ce qui était arrivé de leur côté, et lui n’avait vu qu’Ambre débouler vers lui poursuivie par leurs assaillants.

Il avait passé beaucoup de temps à ôter la boue sur ses vêtements, dans ses cheveux, et à laver Volovent, à inspecter la coupure qu’il avait à la patte et le coup qu’il avait reçu sur le dos. Tout son esprit était tourné vers les visages hurleurs des Faëls et les sifflements de flèches. Il aurait fallu bouger, mais Ambre n’avait jamais fait attention à ce qu’il disait et sans Tifen pour la regarder d’un air qui disait « fais un effort », il pouvait très bien ne pas exister.
Maintenant, dans son arbre, il essayait de penser à tout sauf à la journée.

Au premier bruit suspect dans la forêt, il porta la main à sa ceinture.
Elle se referma sur du vide.


*

Il s’accorda la nuit pour pleurer. Silencieusement, peur qu’Ambre l’entende même si elle était trop occupée à appeler, le nez dans la fourrure de Volovent.
C’était de sa faute.
Tout était de sa faute.


*

Einar dut s’endormir à un moment, parce qu’il fut réveillé à l’aurore parce son chien qui le regardait avec les yeux mouillés, la fourrure détrempée, et un poisson dans la gueule. A cette vue, l’estomac d’Einar se mit à grouiller sauvagement et il se rendit compte de l’étendue de leur situation. Errant dans leur camp improvisé et sur les rives de la rivière à la recherche de leurs affaires, il se mit à faire un inventaire.
Ils avaient presque tout perdu. Les sacs étaient restés au campement et il était hors de question de retourner du côté faël de la forêt. Ambre avait encore son bâton et lui sa dague à corde, mais… Il refusait de penser à l’absence de poids à sa ceinture. Il restait ce qu’ils avaient dans leurs poches et à la ceinture au moment de l’attaque. Un petit couteau pour dépecer les fruits, sa bourse – celle d’Ambre.
Plus de couchages. De cartes. Aucun de leurs livres, des codex chantelames. Plus de casseroles. D’outres, ou même de couteau décent. Une pierre à feu, mais l’étoupe avait été détrempée.
La rivière était poissonneuse et l’eau était potable, mais tôt ou tard…

Ils ne pouvaient juste pas rester là. Ils étaient démunis, blessés, Ambre refusait qu’il s’occupe de ses blessures et l’avait regardé d’un air terrible.
Qu’est-ce qui s’était passé avant qu’on ne vienne l’aider ?
C’est de ta faute, disaient les yeux. Tout était de sa faute.

C’était plus facile, que ça soit de sa faute. Il était habitué à ce que tout soit de sa faute, il connaissait, c’était une routine confortable pour Ambre et lui. L’incertitude…
Ça les tuait tous les deux.



*
Il osait pas partir seul. Même quand Ambre lui hurla dessus et lui jeta sa bourse à la gueule, pour l’intimer de disparaitre, il n’arrivait pas à partir.


*


- Mais arrête ! Arrête juste! Ca sert à rien par les baloches du Dragon! Si elle t'a pas entendu les deux cent cinquante mille premières fois tu crois qu'elle le fera maintenant ? Et pis c'est un miracle qu'on se soit pas fait repérer avec une telle trompette, putain!

Le gros mot sorti par colère le fit rougir stupidement.


*

Volovent ne comprenait pas pourquoi on ne continuait pas le voyage, et demandait toujours à courir. Il grandissait si vite, et lui aussi. Pour passer sa colère, Einar l’emmena courir long long de la rivière, en lui lançant baton sur baton.

Il avait réussi à atteindre une stabilité relative entre la haine viscérale contre Tifen de les avoir abandonnés pour aller vivre avec les Faëls, la culpabilité gigantesque d’avoir été la cause de leur séparation et la réalisation impossible que peut-être, les faëls avaient eu raison d’elle. Peut-être qu’Ambre le détestait parce qu’elle avait vu Tifen mourir sous ses yeux et refusait de l’accepter. Mais peut-être qu’elle avait juste sauté sur l’occasion de retourner vivre dans la forêt, en pensant qu’une séparation brutale serait moins difficile.

C’est ce qui l’empêchait de s’effondrer comme Ambre. Chaque fois que les larmes lui obstruaient la gorge, la jalousie de l’abandon refaisait surface. Chaque fois qu’il voulait l’insulter au vent, il pensait à sa mort et était pris de honte.
Il se prit presque à espérer trouver son corps gorgé de noyade sur la berge. Au moins ils pourraient partir. Au moins, il pourrait réciter les prières qu’on lui avait fait apprendre pour les morts.
Ca le tuait de pas être sûr que Tifen soit avec les Dieux, et qu’elle ait pas la recommandation des vivants pour entrer dans les champs d’étoile. De pas pouvoir enterrer ou brûler le corps, de pas pouvoir lui dire au revoir. Par les balloches enflammées du Dragon, ils comptaient si peu que ça pour elle ?!

Rageusement, il pêchait à la dague à corde,  plus loin sur l’aval de la rivière qu’il s’était jamais aventuré. Il était suffisamment loin pour ne plus entendre Ambre, même si elle criait de moins en moins fort. Il était sur le point de jeter la bourse dans le flot, mais il se retint. Malgré tout, il restait Einar Soham d’Al-Far, et une bourse, c’était trop précieux pour qu’on la jette.

Il se sentait à nouveau en train de pleurer, les doigts serrés sur le cuir.

Ses phalanges étaient enflées, rouges, et il avait désormais les veines saillantes le long des bras. Son corps refusait de stagner, de rester en place, les os poussaient et il le sentait, dans les jointures qui lui faisaient mal le soir, sa voix qui déraillait toujours, maintenant, ses membres beaucoup trop longs dont il ne savait pas quoi faire, des pulsions qu’il ne comprenait pas.

Son corps refusait de stagner et ça le faisait frisonner. Comme s’il s’était nourri de l’absence de Tifen et se mettait à pousser sur terreau fertile. Ca lui faisait penser aux chrysalides dans les livres de M’sieur Eternit.
Il aurait voulu retasser les muscles à l’intérieur, les arracher et les offrir à la Dame «
regarde, je n’en veux pas, rends-nous Tifen et je serai un minable pour toute ma vie s’il le faut, j’servirai à rien mais elle sera là, Ô Grand Poisson Sacré, je t’en prie ».

Volovent jappa à ses pieds, insistant, encore dégoulinant de vase alors qu’il avait été lavé moins d’une heure auparavant, et la gueule pleine d’un bâton particulièrement crade. Einar se baissa pour lui ôter de la gueule et retint une exclamation de surprise en sentant le métal sous la couche de boue.

Bomon.


*

Il n’en pouvait plus de pas savoir, et maintenant que le Grand Poisson Sacré avait répondu à sa prière en lui envoyant son sabre de manière très cryptique, il avait pris une décision.
Ca avait du surprendre Ambre, qu’il ait fait le bucher lui-même, mais il en avait besoin. C’était plus facile, de recommander l’âme de Tifen à la Dame dans le doute. C’était ce qu’on lui avait appris.

Ambre avait enfin accepté le poisson qu’il lui tendait tous les jours. Il osait pas l’approcher, surtout en voyant ses épaules commencer à secouer. Il aurait voulu avoir le droit de s’asseoir à côté d’elle, de prendre l’excuse d’examiner la plaie sur son bras pour lui faire un calin, et avoir un calin lui aussi.
Ils étaient tous les deux des survivants. Ils auraient du se serrer les coudes. Mais Ambre avait plus besoin de ses coudes, et il resta en arrière, à regarder Volovent couiner à la lune, comme s’il avait compris ce qu’on faisait.


*


- Il faut vraiment qu’on bouge. Ambre.

Par lassitude, il avait commencé à marcher, chien sur les talons – ou plutôt sur les genoux, vu la vitesse à laquelle le chiot grandissait – et ce qu’il espérait se produit.
Ambre se mit mécaniquement en route derrière lui.


*

Ils longeaient toujours la rivière, qui remontait vers le Nord, Einar avait espoir qu’en longeant pendant suffisamment longtemps, ils tomberaient sur une route fréquentée ou un village. Sans leur carte, ni les boussoles, il hésitait à entreprendre le voyage vers Al-Poll.
Croiser d’autres voyageurs, avoir des nouvelles de l’Empire… ça pourrait que leur faire du bien.

La proposition d’Ambre lui creusa le cœur un peu plus. Il n’avait pas vraiment pensé à son avenir, juste à avancer vers le Nord…

- Il n’y a plus de chantelames
, articula-t-il lentement à mesure qu’il en prenait conscience lui-même.

Les codex étaient restés avec Tifen. Le savoir, avec Tifen. Toutes les traditions, Tifen. Et on lui avait jamais appris, ça. Il était trop jeune, trop inexpérimenté, plus tard, quand il grandirait. Quand il serait digne.
Tifen était la dernière chantelame. Lui, il avait été qu’un rien du tout qui avait espéré.

- J’sais même pas si on me laissera passer les épreuves, à l’Aca. Mais…
il regardait droit devant lui, tellement ça lui faisait bizarre d’être encore obligé de l’admettre, qu'il pouvait encore être recalé.Y te croiraient, toi, si tu leur disais ce qu’on a fait. Ce serait vraiment un grand, genre super honneur. Si tu.. ‘fin si tu reviens au Nord aussi.


*

Leur destination, ils évitaient soigneusement d’en parler, tant que « remonter » était simple. Ils avaient enfin croisé une caravane itinérante, et Einar avait été obligé de faire le troc lui-même, vu que c’était lui qui était en charge des bourses maintenant. C’était encore super dangereux de passer par l’est il paraissait, quoi avec tout le bordel avec l’Empereur et ses tueurs et tout, paraissait qu’on avait enfin arrêté les vrais cette fois. Einar réussit à se procurer une carte, au double du prix qu’il était prêt à payer, et quelques ustensiles, en échange d’une partie de leur chasse du jour.

Le soir, il voulut se pencher sur la carte pour savoir où ils étaient, par rapport à un village qui était apparemment à un jour de route au Nord.
S’ils remontaient par l’Ombre, en contournant Ombreuse…
… La route la plus courte jusqu’à Poll était Al-Far.


*


- Assis. Assis. Volovent. A-ssis.

C’était lent, comme apprentissage, mais après une semaine, il réussit à faire répondre le chien à ses commandes contre la promesse d’un morceau de viande ou de poisson. Et même là, il le posait sur le bout de son museau, et le faisait attendre jusqu’à avoir la permission. Ou il le lançait dans les airs pour l’obliger à sauter.
Le chien pouvait maintenant poser ses pattes sur son torse en se levant sur ses pattes arrière.

- C’est bien. Va chercher !

Einar profita qu’Ambre était concentrée sur ses étirements du soir pour lancer un morceau de viande dans sa direction. Volovent fila tellement dare-dare qu’il la percuta de plein fouet et l’envoya au sol dans un tourbillon de poils, de léchouilles et de jappements.
Le jeune chantel-… guerrier s’en tenait les côtes de rire.

Et est-ce que c’était l’ombre d’un sourire sur le visage d’Ambre aussi ?


*

De temps en temps, il voyait Ambre tracer un glyphe sur le sol, dans un endroit abrité des intempéries.  Un peu comme lui, parfois, faisait des marques sur un tronc d’arbre, ou laissait un tas de glands et de jolies feuilles.
Si Tifen essayait de les rejoindre, ils lui laissaient sans se concerter une piste pour qu’elle puisse les traquer.
Avec l’espoir qu’elle les rejoigne le matin quand ils démontaient leur camp plus lentement que quand ils étaient trois.

Il avait cessé d’y croire depuis qu’ils s’étaient mis en route, mais…


*

Einar contemplait son menton dans le morceau de miroir brisé qu’il avait dans son sac. S’il laissait pousser ça encore quelques… jours ? semaines ? ça pourrait presque faire un bouc. Enfin plutôt une mouche, mais.
Au moins ses cheveux compensaient. Ils les avaient drus, et comme ils étaient plus longs, ils bouclaient. Ambre l’avait traité de mouton, il l’appelait affectueusement Mamie parce qu’il avait trouvé un cheveu blanc sur son sac de couchage et qu’elle s’appuyait sur son baton, et tout commençait à être à nouveau bien. Ils s’insultaient comme avant.
Ca lui avait manqué.


*


Depuis qu’ils avaient rejoint la route, Ambre recommençait à marcher à côté de lui plutôt que derrière, là où il pouvait pas voir son visage et ses fréquents coups d’œil en arrière. Ils ne disaient toujours pas grand-chose, et parfois le soir, il leur arrivait encore de préparer le campement en triangle, ou de faire à manger pour trois.


*

- Donne la papatte. Fais le mort. Attaque ! Aïe, ouh, tout doux ! Fais Ambre.

Le chien se mit à rouler des omoplates, poil hérissé, babines retroussées, et à grogner férocement.

- Aïeuh ! Wah c’est bon, c’était juste pour rire. Et puis tu dois avouer qu’il fait une imitation super fidèle, quand même.


*


- On pourrait passer par Al-Far, non ?
hésita-t-il, alors qu’ils dépassaient un village où ils avaient obtenu les dernières nouvelles sur l’état de la route.

- J’veux dire, il nous reste encore au moins une semaine à marcher avant de se trouver à la bifurcation de la route vers l’est et de la route de Far, mais, j’me disais… ‘Fin on est pas obligés de prendre une décision ou quoi. C’juste que.. t’as vu la Mer, elle a retrouvé sa forêt… mes parents me manquent. J’les ai pas vus depuis le début à l’Aca’, et depuis qu’on est en voyage j’ai plus de nouvelles.

Il avait l’impression de perdre tous les points de maturité qu’il avait gagné avec la poussée de ses poils de menton, à demander à voir sa mère. Peut-être qu’en parlant beaucoup, Ambre verrait que c’était important, ou aurait au moins pas l’occasion de lui dire que c’était ridicule comme idée.

- C’est sur la route, on a vraiment besoin de pouvoir se poser pour se renflouer quelques temps, et c’est l’endroit le plus sûr pour traverser l’Ombre.Et et.. c’con à dire, mais tout l’monde cherche tout l’temps à éviter Al-Far. Du coup, personne veut jamais admettre qu’y’a des problèmes et des gens qui ont besoin d’aide là-bas, et personne veut jamais rien faire pour changer ça. C’pas un truc marchombre, de chercher à établir l’harmonie partout où ils peuvent ? C’est un des seuls trucs vraiment chantelames dont Tif- elle m’a parlé. Et puis,
fit-il en soupesant sa propre bourse, qui avait toutes ses économies en dehors de la bourse d’Ambre, j’pourrais leur apporter ça.  


Ambre Naeëlios
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Marchombre
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MessageSujet: Re: Et qu'en chemin je découvre enfin ce que mon coeur cherche en vain [Suite suite du voyage]   Et qu'en chemin je découvre enfin ce que mon coeur cherche en vain [Suite suite du voyage] Icon_minitimeMer 20 Mai 2015 - 17:55

Il n'y a plus de chantelames.

Tout resta un moment supendu, en équilibre instable, comme le ralentissement d'un pas.
Elle en déglutit avec difficultés, contente d'être derrière lui. Marcher, s'imposa-t-elle. Les vivants courent les routes. Les morts rejoignent les grottes minérales ou les fumées. Les mots avaient un caractère définitif, et ce serait au vent de les porter, à présent qu'Einar s'en dégageait. Le souffle du chien, en course, mêlé du chant grave qui annonçaient qu'il y avait une odeur toute proche, peut-être un canard, songea-t-elle, en essayant d'oublier ce que c'était que de se sentir infiniment proie...


Einar reprit, la voix lointaine, et plus dûre aussi, sur ce qui s'annonçait pour lui comme un échec. Les prunelles indigo s'accrochèrent à la charpente incertaine des épaule, à la crête des vertèbres. N'avait-elle pas remarqué d'emblée qu'Einar avançait courbé d'un poids invisible, qu'il était seul à percevoir ?
Combien de fois Arro ne l'avait-il pas vannée à propos de son propre maintien trop raide, dressé comme un chien à grogner, comme un manche d'entrainement qu'on lui aurait enfoncé droit dans le fondement... Einar ploie, je résiste ou je me brise, réalisa-t-elle, là où juste une semaine auparavant, elle aurait pensé « Einar s'écrase, tout simplement ». L'Académie avait failli la faire ramper, se souvint-elle. Le repli stratégique du buste sur lui-même, protéger et dissimuler les orbes de sa poitrine, cacher derrière son front buté, ses cheveux sans lumières ce qui pouvait être fragile. L'Académie l'avait rendue viscéralement fragile, bien sûr. Plus qu'elle ne l'était en arrivant, pétrie d'idéaux. L'Académie avait repoussé ses rêves, bêché ses ambitions, sans mots, sans même un regard... c'était l'invisibilité qui vous rendait fou, là-bas. La non-considération totale pour tout, vos mots, vos idées, vos spécificités, vos compétences. Il fallait entrer dans le moule Nel'Atan, ou disparaître. Ils étaient tant à avoir disparu... ceux qui étaient restés étaient souvent pires, émulations absurdes du fantôme de la tour Marchombre, qui les jalousait tous. Je les emmerdais tous, pour exister.
Y me croiraient, moi ?
Putain, tu parles.
Et y retourner ?
Jamais putain. Jamais. Jamais. Jamais.

Elle se mordit les lèvres- ça faisait... longtemps, mais oui, elle avait la preuve qu'elle était toujours une créature de sang. Le goût de sel mêlé de fer finirait peut-être par l'empêcher de dire quoique ce soit.


*

Il n'y avait rien de mécanique, de suffisamment mécanique pour lui couper le cerveau.
Elle savait où ils étaient, instinctivement. Elle s'était donc attendue à croiser un groupe, s'était demandé si, suprême ironie, ce serait finalement celui de sa propre famille, qui ne la reconnaîtrait sûrement pas. Son corps entier la lançait. Elle prit conscience de leur odeur, de sa profonde crasse, des traces de sang sèché qui rigidifiaient les tissus, l'odeur de leur chasse. Elle gardait le plus souvnt ses mains profondément enfoncées dans ses poches, de peur qu'un itinérant ne reconnaisse une boussole dans le bijou à son poignet, ne l'identifie.
Elle n'était plus prête à être personne. Il n' y avait plus aucun repère, de toutes façons.


Malgré tout, lorsqu'ils croisèrent un groupe, elle se félicita de n'y reconnaître personne. Ce fut une expérience étrange que de laisser Einar marchander, choisir, payer. Elle n'aurait pas fait ses choix. Elle n'avait pas besoin de cartes, ils n'en avaient pas besoin- elle n'avait qu'à lui dire. Mais quelque chose la retint. Ce n'était peut-être pas plus mal qu'il fasse des choix, qu'il prenne l'initiative totale de son propre chemin.
Il n'y avait personne d'autre pour le faire à sa place. Ambre n'était pas, et ne serait jamais, son maître, il fallait arrêter d'y penser. Faire le deuil, de ça, du reste.


*

Elle les faisait pas habitude.
Pour fatiguer le corps. La marche n'avait jamais suffi, et personne ne se dévouerait pour la coller au sol à coup de poings. Alors elle s'étirait, à s'en déboiter les hanches, à s'en retourner les coudes. Elle était une danseuse stellaire de saines douleurs – et repoussait ses limites bien au-delà des principes de gestuelle marchombre. Elle entendait Hisae Til'Illian menacer : tu risques un clacage. Il faut écouter son corps, pas lutter contre lui...
Putain. Elle sentit sa dernière lombaire craquer, lorsqu'elle ploya, pour toucher le sol avec le sommet de son crâne. Il reste personne, que lui pour lutter, et un marchombre ne tolère pas de limite, d'interdits, d'inharmonie. Alors l'un de nous va se dompter.

*

Par habitude.
Quand le trop-plein lui donnait des fourmis dans les pieds, qu'elle pensait que ses compagnons de routes dormaient, elle s'autorisait une digression. Un poème sans mot dans le vent, un haïku de rage que le mouvement- peut-être?- rendrait beau, dans l'instant, ou demain, avec le jeu des ombres sur la poussière. Elle traçait de coups de pieds le sol, ses propres semelles, le voyage, l'air qu'on respire, l'ocre du sol. Elle l'aimait sec, volatile, volage, infiniment dispersé. C'était comme du sang qui volait, autour de ses chevilles, qui lui éclaboussait les bottes.
Puis elle se figeait, à bout de souffle regardait les gouttes de sueur maculer la poussière, l'imprimer tout contre sa peau. Elle pensait : Tifen, je te porte sur moi comme une blessure profonde. Je ne te laisserai pas cicatriser, aie confiance en moi.
Par habitude. Quoi d'autre ? Elle n'y croyait plus, bien avant d'être marchombre.

*

Elle s'éveilla en sursaut, sous une accusation muette, de tous ceux qui avaient fait sa vie. Tifen avait rejoint tous les autres absents, quelle différence ça faisait ? Apprends à dormir, semblait lui dire volovent, que son couinement avait dû réveiller.
Ce n'était pas prévisible, se répétat-elle, balayant son visage de ses mains.
... Mais il n'y a plus de chantelames.
Et pendant un instant, ça t'a donné une joie tellement immense que tous tes morts se sont retournés sur toi pour t'en blâmer. C'était un rêve, ce n'était pas moi, pas ce que je pense vraiment, disaient les masséters qui se contractaient à en saigner.
Il ne fallait pas pleurer, alors elle lança un regard à Einar ; la bouche entre-ouverte sur des dents d'enfants, un souffle retenu, même dans le sommeil l'adolescent n'était pas expensif. Sa position, confortable, foetale, repliée dans les poils de Volovent ne lui évoquaient pas du tout l'enroulement fauve de Tifen. Rien, pas de tremblements parasites qui secouaient la jeune fille comme ils pouvaient secouer un chat endormi. D'aussi loin qu'elle s'en souvenait, Ambre se souvenait du sommeil de fauve de Tifen, de sa manière d'être toujours en garde, surtout la nuit. Poignard en main. Elle leva les yeux au ciel, tentant de chasser la mélancolie. Einar dormait comme il marchait, sans sécurité, dans un reste d'enfance. Une coiffure de mouton attendant la tonte.

*

C'était probablement bien qu'ils jouent à se mordre et à se griffer de mots qui ne faisaient pas si mal que ça. Ca occupait l'esprit de ne pas subir le silence tout le temps. Ca ne suffisait pas au moment de faire le camp. Mais il fallait arriver à ne pas pleurer le jour, alors elle marchait à ses côtés, elle tentait de se projeter vers leur destination.
Y me croiraient, se disait-elle quelques fois, lorsqu'Einar abattait un siffleur, un coureur, réagissait aussi vivement qu'elle-même pouvait le faire. Il chassait trop, pour trop. Peut-être espérait-il encore vendre, troquer. Ou être rejoint. Ca lui brisait le coeur, parfois trop, alors elle l'engueulait gentiment sur son chien qui faisait n'importe quoi.

*

Un soir, elle assista à l'entrainement du chien, plutôt qu'exécuter des étirements.
Il faisait « Ambre ». Se faisait aussi gros et menaçant que possible, le dos hérissé, les babines retroussées sur son ratelier à vous fracturer tous les os.
Un instant, elle resta interdite.

*

... c'était vrai, l'imitation était fidèle.
Elle regardait à la dérobée le profile d'Einar, dont les angles se taillaient à la serpe, puis se détournait lentement, songeuse.
Ils avaient des points communs. Elle montrait les dents tout le temps, se défendait de tout. Einar passait pour un adorable chien de manchon, qu'on attirerait avec n'importe quoi. Mais elle se souvenait de sa colère, des éclats qui striaient les yeux tourbes, lorsqu'il pensait qu'il n'était pas observé. Einar et elle étaient des chiens fous, mal domestiqués, hargneux.
Einar faisait simplement mieux semblant- il était davantage dans la cours de la meute qu'à espérer la tête.
Il avait l'étoffe de la tête, se disait-elle. Loin d'être idiot. Loin de là.
Il se limitait lui-même, en attendant l'approbation des autres. Il faisait trop d'efforts pour la recevoir. Personne ne voulait célébrer quelqu'un de parfaitement docile, surtout pas les marchombres. C'était sûrement pour ça que Tifen n'avait su qu'en faire. Pour ça que les coups de dents d'Ambre avaient eu tant d'effet si vite. Pour ça aussi qu'elle avait perçu la noirceur en Einar : Ambre était impossible à satisfaire entièrement. On ne pouvait que lui déplaire en ne l'affrontant pas.
Volovent était un bon chien, obéissant, mais plein d'espièglerie et d'initiative.

Ambre était un chien qui grogne.
Einar un chien qui lèche les doigts.
C'était l'Académie, se dit-elle encore. Ambre était devenue marchombre, auto-proclamée, présentée par Nel'Atan dont elle s'était détachée dès les premières questions du conseil. Elle s'était fait louve sans meute, marginale, à envier sans cesse l'inclusion inaccessible, à se battre sans cesse pour rentrer enfin ! Ou que ça s'arrête.
Einar aurait pu, oh, beaucoup plus facilement qu'elle. Il lui suffisait d'avoir un cadre, un coup de pied au fesse, mais surtout des félicitations, et tout d'un coup, il s'épanouissait.
Avait-il conscience que sa liberté nouvellement aquise lui permettait de pousser ?
De prendre enfin les initiatives dont il rêvait ?


Oh, elle se consumait de colère de voir que Tifen n'avait pas su voir ça. Qu'il avait fallu... Juste, juste elle se consumait de tristesse que Tifen ne puisse pas voir ça, maintenant. Le fait de faire des mauvais choix. De dire des bêtises. D'avancer.

C'était l'Académie qui avait sclérosé son être, jusqu'à ce qu'elle s'en libère.
Einar n'aurait pas Amjad, ni Nel'Atan.
Einar n'avait plus qu'elle pour échapper à l'Académie.


Il n'y aurait pas d'épreuves ratées, se promit Ambre, en s'allongeant. Parce que Tifen aurait détesté l'échec (le sien, celui d'Ambre, celui d'Einar.)
Il n'y avait qu'à trouver comment.
*

Einar avait ce qu'il fallait. Même s'il ne lui proposait pas de se battre. S'il n'osait pas.
Il souriait parfois franchement à elle, au chien, encourageait. Il avait tellement plus de facilités à se relever. L'idée qu'il ait pu « ne pas aimer » Tifen la saisit.
Elle n'aurait pas regretté Ena Nel'Atan. Elle avait rêvé de la tuer elle-même.
Il lui disait qu'Al-Far pourrait être une bonne étape. Justifiait ça par la Mer, par le retour à la forêt... Elle dût lui adresser un regard au moins à la hauteur de la rage qui s'enflammait en elle.
Comment osait-il... ?! Affirmer que c'était un but pour... Comment ?! Elle serra le poing sur le mécanisme du baton qui en déclencherait une lame, en finir une bonne fois avec ce salopard qui osait lui dire en face quelque chose d'aussi petit et immonde. Elle allait le bouffer.



Et puis, il eut ces mots qui la firent taire. Des mots qu'elle aurait pu dire, à propos de son propre camp, des mots d'enfant responsable du sort de ceux qui ont cru en eux – qui aimerait, juste un peu, mériter cet espoir, donner un acompte des promesses d'avenir. Du putain d'argent investi.
La boussole glissa le long de son poignet, alors que le poing retombait à son côté.

-Te cherche pas inutilement des excuses. Assume tes putains de choix, grogna-t-elle, en détournant la tête vers le sol, butée, et incapable de faire davantage de compromis.

*

Il avait été déçu. Elle avait senti cette déception jusque dans sa manière de dormir- poings serrés.
Mais quoi dire, enfin ? Qu'il utlisait le nom de Tifen avant même que la cendre ait refroidi ? Qu'elle n'était pas prête. Qu'il lui en coûtait de voir se dessiner des points communs entre eux, et surtout, surtout qu'elle avait peur de devenir le nouveau mentor qui gênerait la croissance ?
Qu'on ne pourrait jamais refuser à quelqu'un de voir ses pairs- mais que ça pouvait être cuisant ?
Qu'il fallait apprendre, maintenant, à marcher seul et avec pour seule conviction la solitude de sa route. Même si on est roturiers tous les deux, Soham, même si comme toi j'aime ma mère, mon père, même si je sais le prix de l'argent, ça ne change rien. Même si on a la même rage, même si je suis sortie des échecs de l'Académie... Je ne peux pas être là pour toi. Pas maintenant, pas demain.
Ceux qui comptent meurent tellement vite...


Et pourtant, elle brûlait de lui dire, ne serait-ce que maintenant qu'il était dans le sommeil : oui, c'est le bon choix, il ne faudrait jamais laisser d'occasion de faire le bien des siens et du peuple. Je suis avec toi, je protègerai ton dos.
Ce serait un mensonge. Ce serait déplacé. Elle n'était pas -jamais- son maître.
Et lui n'était pas Marchombre.
Il n'y avait plus de.


*

Il avait été en colère, dans sa manière de lui nier toute existence jusqu'aux portes de la ville, en s'occupant exclusivement de son chien.
Son dos lui disait le mépris qu'il avait pour elle, l'ingrate qu'il trainait à ses basques, nourrissait de leur chasse, avait sauvé de l'hypnose de la berge.
Ne pas exister était affreux.
Ne pas exister lui rappelait combien affreuse avait été l'Académie, lorsqu'elle avait réalisé qu'elle n'y serait jamais personne. Qu'elle avait abandonné pour toujours les siens, au profit d'un anonymat dédaigneux. La liberté du voyage lui avait coûté sa dernière famille, sa famille de coeur.
Elle voulait lui dire ça, lui dire « Je ne peux pas te garder parce que tu n'es pas à moi, que je ne sais pas comment faire ». Elle voulait lui dire « Je ne les laisserais plus jamais te faire ça. Je vais trouver une solution pour toi. Pour elle. Parce que rien n'est jamais fini, sauf quand on est...
*


Volovent s'était assis près d'elle, lorsqu'elle s'était éloignée.
Pourquoi s'était-elle jeté à son coup, pour sangloter dans sa chaleur ? -Les larmes étaient aussi taries que leurs mots, croyait-elle. Et la chaleur était sans doute trop douce, imméritée. Elle recula, en inspirant un grand coup.

-Volovent ?, demanda-t-elle fermement. Fais Ambre.

Le visage doucement gentil du chien se mua instantanément en muffle de colère. Il gronda, hérissé, en la fixant droit dans les yeux.


-Bon chien. Bon chien, lui murmura-t-elle en réponse, incapable d'en faire disparaître toute trace de sanglots.


On ne peut que grogner contre celle qui toujours fui, et qui n'a plus le moindre honneur.

*

Est-ce qu'on se retrouvera ?


Elle garda les paupières clauses, juste une autre demi seconde.

-Oui. Bien sûr. J'ai des choses à faire en ville, et peut-être en dehors. Je passerai régulièrement à la porte du nord, au crépuscule, avant la fermeture des portes. Je t'attendrai, avait-elle dit très neutrement.


Il avait hoché la tête sèchement, avec la même sécheresse que dans les mots. Elle avait hésité, puis cédé. Quelqu'un devait lui dire.

- Einar ? Tu n'as pas besoin d'y venir. Aucune obligation.

Il avait répondu d'un « tsk » hésitant, en tournant les talons- vaguement diva.
C'est pourtant vrai, Einar. Tu ne dois plus rien à personne. Tu n'es pas obligé de chosir quelque chose qui ne te correspond pas vraiment. Tu n'as pas besoin de l'Académie, de sa reconnaissance. Si j'avais les bons mots pour le dire, je te le dirais : il faut que tu t'en sorte. Ca ne peut venir que de toi.

Peut-être que je ne peux pas parce que tous ceux que je connais -que j'aime- n'en sont pas sortis.
Ni Tifen, ni Arro, ni Elera, ni Nel'Atan, ni surtout moi.
Farewell...

*


Al-Far.
C'était un bouge tristement entrenu de petites gens qui tentaient de se faire passer pour moins faibles et sales qu'ils étaient.

Einar ne lui avait pas rendu de bourse. Elle ne l'aurait pas accepté, de toutes façons. Elle alla d'abord voir une vieille, proposant ses services. Le parler rustre de la vieille chantait de sincérité à son oreille. Pas de merci, que le strict contrat possible. Faible, menu. Puis-je utiliser votre étable, pour me raffraichir ? Oui, si tu nettoies l'étable.
La maigreur des gens n'était pas si terrible qu'à Jeit, dans les bas-fond. Une petite demanda si Ambre était le rêveur qui venait pour Ma' et le nouveau bébé de Ma' ? La très vieille à la Grange rétorqua que les rêveurs de Fériane ne sortaient pas pour ça. Mais qu'elle pourrait venir.
Ambre voulait-elle aider ?

Oui, Madame. S'il vous plait.


Et baigner le corps sanglant de la petite fille née, qui vociférait. La mère tiendrait peut-être bien le coup. C'était son sixième né, mais celle-ci était née par le siège. Pouvait-y avoir du vilain, disait la vieille. Mais c'était trop tard pour conduire la sixième fois « Ma » aux rêveurs... la bouger, c'était encore le plus dangereux. Personne d'autre que des filles clochardes qui quittaient les convois venaient à Far, expliquait encore la vieille, en langeant le bébé.
Elle avait donc reconnu la boussole.
Mais au moins, Ambre avait du sang froid, de la force, et elle faisait « ce truc de geste » pour détendre le corps qui avait aidé. Elle pouvait venir prendre une soupe d'ortie ce soir, pis aider demain, si elle voulait.

Et le nouveau bébé, elle avait déjà un nom ?
-La mâr' elle o sûr'mènt ôt' choz à fout qu'y donner èn neun, nenni ? Grogna la vieille, d'une manière qui évoqua à Ambre ses propres grognements futurs, si elle atteignait un âge aussi avancé.
Vas-ty v'nir ou qu'chte lèss lo ?

Elle posa l'enfant dans le giron de sa mère épuisée, en tournant les talons, incapable de dire que « Tifen, c'était un très joli nom », au cas où ils chercheraient des idées.

*

On ne cultive pas la terre, chez les itinérants. On la foule au pied. Mais les simples de la Vieille semblaient aider malgré tout les plus faibles du village. Ambre aidait, les femmes surtout, ayant une réticence à toucher les hommes, même les plus vieux, qui faisait crisser la vieille.
Elle se coucha le soir, fourbue, presqu'heureuse, se trouvant utile pour la première fois depuis une éternité.

*

Elle alla à la porte nord à partir du troisième jour. Elle ne devait rien d'autre à personne. Plus.
Un plan se montait en son esprit, au cas où Einar reviendrait.
C'était complètement fou, comme idée. Et comme pour la plupart des idées folles : ça pouvait marcher.
S'il revenait, elle le ferait passer pour un marchombre ; personne n'avait de compte à rendre à l'Académie sur le compte des marchombres. Surtout pas Ambre. Elle était marchombre, reconnue par le conseil. Tifen également. Le choix d'apprenti, le mode de fonctionnement ne concernait qu'elle. Personne ne remettrait ses propos en doute, pas sans en crever, se promit-elle.
Et Einar... n'avait pas besoin de savoir autre choses que de très très vagues notions de ce qu'était le conseil.
Il faudrait surtout lui apprendre qu'il n'avait pas de compte à rendre- à personne.
Parce que, s'il revenait, ça signifait qu'il ne l'avait pas encore compris.
Et Ambre retournerait affronter l'Académie pour s'en détacher à jamais, pour un dernier pied de nez, pour le sauver, lui et son égo de tout jeune coq qui avait ce potentiel incroyable- invisible.
Comme elle avait eu un potentiel incroyable, mais qu'on avait jamais su reconnaître. Que l'Ermite. Après... après, elle irait, peut-être à Eoliane. Pour ne pas, surtout pas, être tentée par l'idée d'être le maitre d'Einar, une nouvelle Tifen.

Elle ne lui arrivait pas à la cheville, n'avait jamais pu.

Elle était brisée, complètement, n'avait rien à apprendre, elle n'avait pas assimilé ses propres leçons.
Elle avait survécu, peut-être une fois de trop, et se prit à espérer qu'Einar n'aurait pas besoin d'elle, de ses stratagèmes, qu'il aurait rendu les siens fiers, juste parce qu'il avait poussé, qu'il était quelqu'un de bien, capable de se battre, de survivre, de dresser son chien... que c'était possible de se sentir complet, peut-être, un jour, même après une grande, terrible, blessure au corps ou à l'âme.

Elle entendit son nom, se retourna, prête à toute éventualité.  


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Et qu'en chemin je découvre enfin ce que mon coeur cherche en vain [Suite suite du voyage]
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