Convocation [Terminé]

Lorsqu’il apprit l’erreur qu’il avait osé commettre sur le doux patronyme de son interlocutrice, Duncan posa la main sur son torse et inclina légèrement les épaules pour excuser son erreur et ne pas couper Lya en pleine phrase par des bafouillages oraux.
Il écouta donc le court résumé de la vie de la jeune fille avec attention : dix-huit ans, c’était à peu près l’âge qu’avaient ses propres élèves. D’un autre côté, il se voyait mal apprendre à un lourd barbare de quarante ans comment tenir une plume ou parler devant une foule de rhétoriciens, mais passons. Encore une enfant frappée par le malheur… L’Académie accueillait beaucoup d’orphelins ou de jeunes adoptés, Merwyn voulait en effet que son enseignement soit délivré à tous, sans exception par rapport à la classe ou à la fortune. Cela ne dérangeait en rien le Professeur de Lettres et Civilisation, qui préférait souvent le bon sens et la débrouillardise de ce genre de personnes à l’obséquiosité immature de la noble progéniture. Mais encore une fois, passons, ceci n’est pas un manifeste du courant philosophique duncanien mais une simple convocation –en apparence- visant à faire connaissance avec une élève qu’il n’avait pas encore eu l’honneur d’approcher.
Et qu’on ne vienne pas l’affubler de rumeurs perverses ! Il était en tout bien tout honneur un honnête homme désintéressé des amours décadents, voyons. Et puis, elle avait AU MOINS cinq ans de moins que lui.
Son attention de professeur s’éveilla quand il apprit qu’elle savait lire et écrire. C’était plutôt rare pour quelqu’un qui avait été éduquée parmi les éleveur de Siffleurs, mais tellement plus pratique. Qu’il était parfois agaçant de défaillir devant chaque barbarisme et tâche d’encre de ses pupilles, parfois… Il avait beau avoir le cœur solide avec une décennie de cet enseignement, mais les élèves étaient plein de ressources pour lui montrer les fantaisies toujours plus abracadabrantes de l’orthographe.
Duncan nota l’hilarité que provoquaient ses dignes pantoufles, et s’il en fut légèrement vexé, il ne le montra pas. Après tout, ses pantoufles étaient sa fierté malgré leur aspect risible et surtout, c’était les plus confortables qu’il avait jamais portées. Ce qui ne l’empêcha pas de se dresser sur ses deux jambes lorsque Lya demanda à pouvoir fermer les fenêtres.

[darkslateblue]- C’est tout de suite moins désagréable, n’est-ce pas ! fit le digne professeur en refermant les fenêtres d’un geste énergique.[/color]

Il reprit presque instantanément la parole en revenant s’asseoir près de son élève :

- Vous avez une histoire intéressante malgré sa tristesse, jeune Lya. La mienne est bien plus stable et réglée, je n’ai jamais eu d’affection particulière pour le danger ou le changement. Mon âge restera à ma discrétion si vous le voulez bien ; j’ai vécu dans une famille aisée, où l’on m’a appris le goût des livres et du beau parler. Après mes diplomes, je suis devenu enseignant à l’Académie d’Al-Jeit, avant d’être contacté par Merwyn qui voulait me voir remplacer le poste vacant de Lettres et Civilisation. J’ai accepté, et voilà où j’en suis. Loin d’être une vie dangereuse, n’est-ce pas ? Mais elle me convient.

Il fallait se décider à aborder le véritable sujet pour lequel il l’avait convoquée… Malgré sa bonhommie, Duncan se raidit sur son siège et s’occupa les mains avec sa tasse. Il était toujours si joyeux et optimiste qu’il lui était difficile d’aborder correctement des sujets qui l’atteignaient profondément, comme la sécurité de ses élèves. Il fallait pourtant qu’il mette Lya au courant de la situation dans laquelle ils vivaient tous. Choisissant ses mots avec soin mentalement, l’homme de lettres s’humecta les lèvres. De fréquents regards en coin vers différents endroits de la pièce montraient sa crainte d’être sur écoute, surveillé. Il finit par démarrer, avec précaution :

- J’aurais aimé continuer cette discussion attrayante, mais je crains de devoir vous faire part de la véritable raison pour laquelle vous vous trouvez dans mon bureau en cette heure. Vous êtes nouvelle en cette Académie, et il y a certains évènements dont vous ne pouvez être au courant et dont il est de mon devoir de vous informer..
Contrairement à son aspect, l’établissement ne baigne pas dans la quiétude et la sérénité. Vous avez sûrement pu le remarquer, de nombreux élèves sont blessés, moroses ou manquants. Il y a eu récemment une bataille sanglante opposant le Chaos à l’Académie, vous avez sans doute été mise au courant de cela. Nos directeurs périrent d’ailleurs dans ce carnage, ainsi que de nombreux élèves. Cependant, toute la vérité n’a pas été dite…


Les yeux à présent fixés sur le sol, en quête d’une manière adoucie d’annoncer l’occupation, le professeur de lettres et civilisation avait trouvé cet aspect sérieux qu’on ne lui trouvait que rarement. Il ressemblait à son plus jeune Lui, celui qu’il avait été à la mort de sa fiancée et tout le long de la période de deuil. Depuis, il avait occulté cet évènement et toujours choisi d’afficher une quiétude, une bonhommie et bonne humeur sans égal, mais les récents troubles avaient ramené l’étincelle troublée de son regard. Il n’avait jamais été ni très courageux ni très brave.


- Ce que beaucoup d’élèves ignorent, c’est que l’Académie n’a pas gagné cette bataille. Les Mercenaires du Chaos a infiltré la direction et corrompu nos survivants directeurs. Nous sommes sous leur domination. Comment je le sais ? Nous, les professeurs, sommes sous la menace et le chantage. Il nous est forcé de vous prodiguer un enseignement anarchique et visant à vous faire accepter les dogmes de leur guilde. Je suis moi-même menacé de mort ou de torture si je ne modifie pas mes enseignements. Mais rassurez-vous, l’espoir n’est pas vain. De ce que j’ai entendu, des groupes d’élèves rebelles se forment dans l’ombre. Après avoir pris contact avec eux, j’ai décidé d’aider comme je le pouvais en ma qualité d’homme de lettres, et voici l’aide que je leur apporte ; sous divers prétextes, il m’est possible d’instruire les nouveaux élèves de cette occupation et de les diriger vers ces groupuscules, tout comme il m’est possible d’offrir mes appartements comme asile vers les élèves en perdition. Je ne suis pas assez informé pour répondre à toutes vos questions, pour cela je vous dirige vers Elera ou Khelia Talan. Mais tant que nous sommes dans ce bureau, votre parole est libre.

Elera savait tout ce que Duncan était en train de lui révéler. Elle le savait, puisqu'elle faisait partie de cette fameuse résistance et qu'apparemment, elle en était l'un des dirigeants. Elle le savait, mais ne lui en avait rien dit. D'apprendre cela fit l'effet d'un coup de poignard à Lya. Pourquoi son Maître Marchombre lui avait-elle caché que l'Académie était aux mains du Chaos, pourquoi lui avait-elle caché qu'il existait une résistance? Athesto avait été prévenue? Une multitude de questions fourmillaient ainsi dans le tête de Lya, et le fait qu'elle n'ai pas de réponse emplissait son esprit d'incertitude et d'amertume. Sensations qui furent vite remplacées par un sentiment de confiance brisée... de trahison. A cette idée, les yeux de la Félixia se remplirent de larmes et elle se promit de tout demander à Elera à la première occasion.

Retenant ses larmes au fond de son esprit tourmenté, Lya écouta ensuite attentivement les réponses associées à un sourire rassurant que lui donnait le Maître des Légendes et des Lettres. Le sourire fit ce qu'il avait à faire et Lya se sentit un peu mieux. Les réponses en revanche ne complétèrent qu'à moitié le vide que la jeune femme ressentait. Soudain, un doute s'infiltra dans l'esprit de Lya. Et si ce professeur à l'apparence élégante et rassurante, qui disait être surveillé par le Chaos et qui lui proposait de rejoindre les rangs d'une résistance s'opposant à ce même Chaos, était en fait un de leur agent. Il paraissait bien connaître cette guilde et soudain, la façon dont il la décrivait lui fit peur. Méfiante, Lya décroisa ses jambes et posa sa main droite sur son avant bras gauche le plus naturellement possible, chose difficile, car elle ne savait pas vraiment mentir, que ce soit par la parole ou par les gestes. Son mouvement fut donc un peu trop précipité pour paraître naturel.

Soulagée de sentir son long poignard à travers le tissu de son uniforme, Lya se força à refouler la peur qui la hantait depuis une trentaine de secondes. Si Maître Duncan était l'un des agents du Chaos, il ne lui aurait pas révélé toutes ces informations... sauf s'il comptait la tuer. Ou la prendre en otage, ce qui leur permettrait de faire pression sur Elera, Athesto, Hestia et bien d'autres encore. D'un autre côté, comment Duncan avait-il récolté toutes ses informations sur le résistance s'il faisait parti du groupe des méchants? Deux réponses. Soit il avait infiltré la résistance et se faisait passer pour un gentil, soit il avait tout inventé et ce n'était qu'un prétexte pour la garder le plus longtemps possible dans ses appartements le temps que ses copains rappliquent. Cette idée fit frémit la jeune femme.

Inconsciente de sa soudaine paranoïa, Lya se força à réfléchir au comment elle allait se sortir de la. Un souvenir remonta alors le courant de sa mémoire, comme s'il avait attendu ce moment précis pour émerger. Lya se trouvait dans la salle commune des Félixias. Elle venait de faire connaissance avec une jeune femme et toutes deux bavardaient tranquillement à la chaleur du feu. A un moment, la jeune femme en face d'elle refusa de répondre à une question. Sur le moment, Lya n'avait pas insisté, mais la, en un éclair, elle comprit pourquoi l'autre n'avait pas voulu répondre. Elle se protégeait. Elle faisait partie de la résistance et elle se protégeait. Duncan n'avait donc pas tout inventé. Lya sut quelle question elle allait poser au Maître Cil'Eternit afin de savoir s'il appartenait au Chaos ou non. Consciente que si c'était le cas, elle serait dans une situation précaire elle dit, tout en tirant à moitié la lame de son poignard:

-Halina Nilsan fait-elle parti de la résistance?

Halina était prudente, puisqu'elle s'était méfiée d'une jeune femme à peine arrivé à l'académie. Elle s'était donc forcément méfié d'autres personnes. Lya pria pour que Duncan fasse partie de ces personnes. Et, n'ayant aucune idée de ce qu'elle ferait si la réponse n'était pas celle qu'elle voulait, la jeune Félixia attendit, tendue, que la réponse vienne.

Ce qu’il entendait pendant que les feuilles aromatisées infusaient dans l’eau chaude ne convenaient pas à ce qu’il imaginait d’une convocation tranquille et sans heur. Il entendait des pas qui se déplaçaient, du métal qui chuintait des fourreaux, une respiration qui s’accélérait en panique, une voix qui tremblait plus que les arbres pendant une tempête et surtout, des mots, oh des mots dont il ne parvenait pas à saisir l’ampleur… ni le rapport avec la conversation.
Lui, un mercenaire du Chaos ? Lui, un Mentaï ? Lui, kidnapper des élèves, faire chanter ses amis, torturer des prisonniers et raconter des mensonges ? Ses sourcils se levaient à mesure que les mots de Lya parvenaient à son oreille. S’il y avait bien une chose à laquelle il ne s’attendait pas, c’était d’être pris pour un méchant. Il était sûrement la personne qui avait LE MOINS l’air coupable de toute l’Académie, et à juste titre ; il n’avait rien à se reprocher. Il suffisait de le voir pour être certain qu’il n’était pas un Mercenaire, tout de même ! Un coup d’œil à ses appartements et à sa propre personne suffisaient à écarter tous les soupçons…
Non, décidément, il n’en revenait pas.

Et en plus, il était en danger. Si l’élève perdait son sang-froid et qu’elle l’attaquait, il ne pourrait pas se défendre, quand bien même il le voudrait. Duncan ne possédait aucune compétence de combat. Même si Lya venait d’arriver et qu’elle n’avait pas la polyvalence des plus anciens, elle pouvait le blesser gravement ou le tuer avant qu’il ait pu la ramener à la raison…
Aussi, Duncan lâcha lentement sa théière, écarta les bras en croix, paumes tournées vers la haut pour montrer qu’elles étaient vides. Il se tourna ensuite en direction de Lya, une expression de véritable incrédulité et inquiétude peinte sur le visage. Il souhaitait plus que tout éclaircir ce malentendu avant de terminer en tapis de sol. Heureusement qu’il avait la rhétorique pour lui :

- Restons calmes, mademoiselle Dinal, pour éviter que ce simple malentendu ne se transforme en bain de sang… Je ne veux de mal à personne, surtout pas à vous.

Il cherchait un moyen de la convaincre qu’il disait la vérité et qu’il n’était pas un assassin meurtrier et menteur. Mais le problème était le suivant : il était facile de convaincre quelqu’un qu’on dit la vérité quand on ment. Mais comment convaincre quelqu’un qu’on dit la vérité quand c’est le cas ? Il n’avait pas souvent été confronté à une situation pareille, et ne savait pas bien comment agir. La première chose à faire était sûrement de démontrer ce qu’il n’était pas, avant de prouver ce qu’il était. Avec des mouvements lents qui se voulaient rassurants, il remonta encore plus ses manches de manière que ses bras apparaissent jusqu’à l’épaules. En désignant ses muscles inexistants et sa peau blanchâtre de rat de bibliothèque, il reprit la parole :

- C’est une carrure de combattant expérimenté, ça ? Je ne pourrais pas vous maitriser, même si j’y mettais toute ma volonté. Est-ce que le Chaos prendrait le risque d’enrôler des espions aussi peu doués physiquement que moi ? Et puis, si j’avais été Mercenaire, j’aurais choisi des chausses autrement plus pratiques que les pantoufles que vous voyez… finit-il en désignant du menton ses superbes et tant adorés chaussons roses.

La pointe du poignard se baissa légèrement. Ou était-ce son imagination ? En tout cas, Duncan prit le risque d’un pas en avant, la main tendue devant lui comme devant un animal nerveux. Il n’était pas du tout sûr de ce qu’il faisait, mais ça valait mieux que rester les bras ballants, en parfaite proie pour un poignard tranchant. Les quelques pas qui le séparaient de la jeune fille furent lentement franchis, il était assez proche pour que sa main tendue puisse toucher l’épaule de Lya. Il ne le fit cependant pas. Qui savait ce qui lui arriverait ? Il se serait peut-être retrouvé à terre, dans une position inconfortable, le bras tordu, ou pire, tranché. Aussi, en mettant toute la douceur dans sa voix, et tentant sans grande réussite de refouler l’anxiété de son visage, il reprit :

- Là… vous voyez ? Je ne veux pas vous attaquer, ni vous faire de mal. Les Mercenaires se servent de notre propre peur pour nous tourner les uns contre les autres, et c’est exactement ce qui se produit dans cette pièce, Lya Dinal… je ne peux pas vous montrer de preuves que je dis la vérité, mais si vous regardez autour de vous et que vous m’observez, vous verrez bien que je ne représente aucune menace… n’est-ce pas ?

Duncan était à moitié rassuré. Le silence, l’attente.. Tout ça n’était pas un terrain connu pour lui. Le temps qui filait pouvait signifier une trève… ou une attaque aussi soudaine qu’il ne pourrait pas se défendre.

De plus, il était tellement peu habitué des combats qu’il avait beau observer la jeune fille de son mieux, il ne pouvait rien déduire de ses gestes, de ses battements de cils, de la fréquence de ses respirations… C’était bien un de seuls terrains où il était ignorant.
Alors que dans une telle situation, c’était pratique. Duncan se fit la promesse que s’il en réchappait, il ferait un effort. S’il en réchappait.

Il en réchapperait. La lame se baissait et retournait dans un fourreau qu’il était incapable d’apercevoir dans les tissus de Lya. L’homme de lettres poussa un soupir de soulagement, qu’il ravala aussitôt de voir les larmes couler des yeux où la peur restait en fantôme. Il n’aimait pas les larmes, il avait fait vœu de ne jamais les faire couler, d’amener le sourire, de répandre la paix en toutes choses et d’offrir la liberté aux êtres par l’instruction et l’histoire…

Voir Lya Dinal se réfugier dans ses bras n’était pas en soi une surprise. Lui-même était encore tremblant de leur malentendu, mais il n’avait pas envie de pleurer. Une de ses élèves était mal, il se devait de tout faire pour qu’elle se sente mieux. Et le fait d’être encore en vie était une satisfaction en soi, il était heureux que tout soit retourné dans l’ordre…

Ses bras entourèrent les épaules de Lya de manière qu’elle ne sente pas opprimé, et il s’évertua à calmer sa propre respiration pour être une source d’apaisement. Il attendit patiemment, veillant seulement à ce que les sanglots se tarissent. Elle n’avait pas besoin d’une réponse tout de suite, et il valait mieux qu’ils se réconcilient complètement avant de la laisser partir. Dans le silence apaisant de ses appartements, il laissait les larmes couler, se contentait de passer sa main avec douceur dans les cheveux de Lya, comme il l’aurait fait d’un enfant apeuré.

Finalement, il s’écarta un peu, sécha une larme qui restait sur la joue de Lya, et reprit d’un ton doux :

- Allez dormir, Lya, c’est le meilleur remède à la peur. Et si vous avez besoin de parler, ou de venir dans un endroit où vous vous sentirez en sécurité, ma porte vous sera toujours ouverte.

Il accompagna Lya à l’entrée de ses appartements, une main toujours sur ses épaules pour qu’elle sente une présence amie.