Apprendre à voler (RP terminé)

Au devant de la salle, emplie de marchombres et d’apprentis, trois membres du conseil se tenaient droit, impavides, comme s’ils avaient été menacés de mort au moindre de leur mouvement, au moindre signe, ou d’appui ou de désaccord qu’ils pourraient émettre. Ena n’avait pas besoin de lever la tête pour que se dessinent dans son esprit les visages des trois marchombres, ô combien éminents, qui se tenaient droits devant l’assemblée. Emrys Serghin, plus vieux encore qu’à leur dernière rencontre, plus libre encore, plus irréel et tellement marchombre, semblait avoir ordonné à son cœur de cesser de battre. Dans l’esprit de la jeune femme, l’image d’Elhya se dessina. Son amie aurait du se trouver ici, aux cotés d’Emrys. Mais elle n’était pas là. Non, bien évidement. La marchombre se retint de plisser les yeux et les empêcha de s’humidifier. Pas maintenant. Juste à côté d’elle, calme et posées, l’objet de toute son attente. La salle enfin sembla s’immobiliser et lorsque le silence fut installé, avec la précision qu’attendait le plus ancien membre du conseil, le vieil homme se leva, dans des gestes lestes et souples, dégageant de cette grandeur étonnante que peu ont la chance de voir s’étendre sur leur public. Il parla, d’une voix grave que nul n’aurait pensé à couper.

-Bonsoir...Je suis Emrys Serhgin...Je suis le plus ancien membre de la guilde, et aujourd’hui, je suis sa voix. Aujourd'hui est un jour bien particulier...Aujourd'hui 3 apprentis vont tenter de passer l'Ahn-Ju...

Il cessa, regardant l’assemblé d’un œil d’acier. Les apprentis se levèrent pour gagner le devant de la scène.

- Ceux qui parviendront à triompher de cette épreuve pourront prétendre à la greffe.

L’agitation de ce trophée fit s’agiter imperceptiblement les apprentis. Hormis Elera. Dans les yeux de la jeune fille, il y avait toute cette grâce et cette ampleur, toute cette liberté. La jeune femme ne pouvait oublier ce qu’elle avait pensé, un jour, alors qu’Elera s’était présentée à elle pour la première fois. Jakan, un marchombre étriqué, se leva avec profondeur, marquant chaque geste de toute sa grandeur, et poursuivit :

- Donnez-nous votre prénom, et celui de votre maître.

Il se rassit lentement, les yeux ardents fixés sur la jeune fille et les deux jeunes hommes qui regardaient fixement les trois êtres de liberté qui leur faisaient face. Le premier des garçon, plutôt petit, le souffle court mais les épaules droite, s’avança, et s’annonça d’une voix claire et nette, froide mais trop rapide. Il nomma son maître, Naylo Medan, et sa voix s’éteignit lentement. Le deuxième suivit son exemple, articula bravement son nom, mais trembla lorsqu’il du nommer son Maître, Jhyuia Etrakewi.
Ena serra son poing droit. Le cœur poursuivant sa marche monotone et dure, la nuque levée. Lorsque la jeune fille prononcerait son nom, nombreux seraient les maîtres à se retourner sur elle. Elle était connue des marchombres, et pas seulement parce qu’elle était une grande marchombre. Son aventure avec un traître n’était pas un secret, ne l’était plus. Son poignet vibra. Elle avait beaucoup attendu ce jour, mais il lui semblait que quelque chose clochait. Supporterait-elle, pour commencer, les regards à la fois admiratifs et rancuniers ?
Elle regarda Elera, les yeux étoilés et brillants.
Va, Oiseau de Liberté, Vole!

Ena suivait douloureusement des yeux les cheveux rougeoyants de son apprentie. De celle qui incarnait son propre devenir, son rêve d'enfant, son avancée. En regardant les pas déliés de la jeune fille, sa confiance éthérée, sa détermination aux failles tellement infimes qu'elles en étaient négligeables - Négligeable n'est pas marchombre, mais en cet instant d'harmonie et d'osmose avec la voie, peu lui importait que son apprentie ne soit pas parfaite. Elle la regarda s'évanouir par la porte massive, et l'ombre qui couvrait la pièce l'accabla brutalement. Trois autres marchombres se prposèrent pour le deuxième apprenti, et les réactions furent à peine plus longues pour le dernier. La jeune marchombre attendit que les marchombres et apprentis aient quitté la pièce pour s'approcher du Maître du Conseil. Avant qu'elle ne se décide à prendre la parole, celui-ci pris, d'une voix grave et veloutée.

- Te serais-tu tournée vers une autre catégorie d'apprenti, Ena?

Si ses yeux avaient été lames, deux fuseaux brillants les représenteraient. La jeune femme avait aussi en tête le souvenir cuisant de la présentation de Valen. Et puis, elle aurait mis, si ce n'est sa main, au moins quatres doigts au feu que la Maître était au courant de la liaison qu'ils avaient entretenus.

- Bonsoir, Emrys.

Il eut un sourire, que lui rendit la jeune femme. Il savait ce que le demi-elfe représentait pour elle, la haine et la méprise qui la brûlaient, tout le dédain qu'elle éprouvait envers lui, la pitié qu'il lui inspirait. Il savait aussi - La commère - qu'elle avait retrouvé sa fille, avec qui elle vivait désormais. Aussi, Ena ne fut-elle pas surpris quand il murmura, dans un souffle, le prénom d'Anael. Elle haussa les épaules. Qu'aurait-elle pu dire d'autre? Déja, elle sentait le prénom éffleurer les lèvres du vieil homme, caresser sa langue et ses dent, implorer son esprit.

- Nathaël?

Aurait-elle pu se tromper? Les images revinrent à flot, violentes, brèves, lumineuses, graves. Le lac, brillant, les yeux de cristal, la douceur de sa peau, la chaleur de son cou, les caresses de ses mains, l'odeur de ses gestes. Les retrouvailles, la nuit qui s'était ensuivie, son angoisse. La courbe de ses lèvres, ses mots infinis, sa langueur. Ses traits...

- Envolé. Disparu.

Le Maître baissa les yeux, alors que ceux d'Ena ne s'étaient pas même relevés. En lanssant un bref regard au marchombre, la jeune femme se promit que ci celui-ci s'autorisait à parler d'Elhya, elle l'embrocherait sur une dague, en bonne et due forme. Puis elle envoya ses pensées vers Elera.

¤ Peu importe où tu vas. Tant que tu ne quittes pas la voix...¤

[C'est pas du grand art, désolée...]

Elera suivit les trois marchombres, sentant les pierres sous ses pieds. Ena lui avait appris à avancer en harmonie, et même s’il ne semblait pas y avoir de traces sur la pierre pour la plupart des alaviriens, qui ne les voyaient que sur la neige, Elera avait pris l’habitude d’avancer fluide où qu’elle soit. Marcher, tout simplement, prenait alors toute sa vividité… Ceux qu’elle suivait, eux aussi, avançaient en toute harmonie, et jamais ne perdaient contrôle, contrairement à elle ; ou alors trop peu pour qu’elle ne le perçoive. Ils la guidèrent dans le labyrinthe, lui ordonnant de sauter, grimper, ramper… Elle descendit dans une crevasse aux parois mouillées pour aller y chercher dans le noir un bracelet que l’une des marchombres y avait lancée. Elle répondit à leurs questions ; elle ne savait pas si les réponses étaient celles qu’ils attendaient, mais cela n’avait pas tellement d’importance pour elle ; c’était les siennes, concises et résonnantes, dans son cœur si dans celui de personne d’autre. Plusieurs fois elle se retrouva en position dangereuse, ne le découvrant que lorsqu’il était trop tard pour reculer, mais elle continua à suivre les marchombres sans faire vraiment attention aux égratignures et bleus qui commençaient à couvrir ses bras. Quand vint le temps de la dernière épreuve, elle lança un regard interrogateur aux trois marchombres qui sifflaient entre eux. A son grand étonnement, elle n’entendait rien. Elle avait tellement l’habitude d’ouïr ce qui restait inaudible aux oreilles des autres, de comprendre les chuchotements d’Ena et le moindre changement dans le vent, mais de nouveau elle se retrouvait dans le rôle de celle qui n’entend pas. Comment pouvaient-ils parler si bas ? Finalement, après un hochement de tête, l’homme d’une quarantaine d’année lui ordonna d’une voix rauque :

- Donne-moi ta main.

Elle posa sa main droite dans la sienne sans réfléchir. L’instant d’après, il retenait son bras derrière son dos et portait un couteau à sa gorge. Surprise, Elera resta pétrifiée, incapable de réagir. S’il y avait une chose pour lequel il excellait, ce devait bien être les techniques de combat… La prise se desserra imperceptiblement, et l’homme souffla :

- Si j’étais un ennemi, tu serais morte. As-tu compris ?

Elle ne répondit d’abord pas, cherchant à déchiffrer ses mots, sans vraiment y trouver de signification cachée. Elle lui avait fait confiance, et dans une autre situation, ca aurait pu être à tort… Essayait-il de la prévenir, de lui dire de faire attention et de se méfier de son entourage ?

-…Oui.

Il la lâcha.

- Donne-moi ta main.

Elera cilla. Puis elle lui donna lentement sa main, tendue. Pourtant, à nouveau, même préparée, elle n’était pas assez rapide pour le marchombre entraîné. Le couteau revint se poser sur sa gorge, juste sur la cicatrice en forme de croix qu’avait tracée Ena.

- Pourquoi me l’as-tu donnée, apprentie, si tu avais compris et que tu savais que tu ne pourrais pas te défendre contre moi ? Ou croyais-tu être assez agile pour m’échapper ?

Le mépris transperçait derrière chacun de ses mots, et Elera ne réfléchit même pas avant de répondre à ses accusations.

- Non ; je sais très bien que j’ai encore beaucoup à apprendre…
- Avais-tu peur d’échouer l’Ahn-Ju si tu ne faisais pas ce que je te demandais, alors ?
- Je n’ai pas peur d’échouer.
- Alors pourquoi ?
- …Parce que je le voulais.
- Pourquoi ?
- Pourquoi pas ? Pourquoi ne vous donnerai-je pas une deuxième chance, pourquoi n’auriez-vous pas réagi différemment la deuxième fois ?
- Si j’étais ennemi…
- Vous ne l’êtes pas.

Les deux autres marchombres échangèrent un regard perplexe, avant de faire un signe à l’autre. Il la lâcha.

- Donne-moi ta main.

L’attente baigna le couloir grisâtre de son temps éternel alors qu’Elera oscillait entre deux possibilités ; la lui donner, et affirmer sa décision première ? Ou refuser d’obéir, refuser de lui donner une troisième chance, changer d’avis pour se ranger à la décision de l’ainé, quelle que pourraient être les conséquences ? Pas qu’elles ne soient trop importantes ; l’Ahn Ju était peut-être un point tournant dans la vie des Marchombres, et elle serait heureuse de passer cette épreuve, de se prouver qu’elle avait avancé sur la Voie… mais si ce n’était pas le cas, elle continuerait tout de même. Elle était déjà marchombre, quoiqu’il advienne. Mais que choisir ? Est-ce qu’après avoir été trahie deux fois, elle continuerait à tendre la main ? Ce n’était pas logique… Elle effleura sa paume. Illogique, mais tellement… elerien. Cette fois, le marchombre ne réagit pas. Finalement, il demanda, ses yeux curieux fixés sur ceux de la jeune fille :

- Même en sachant que tu aurais pu mourir sans pouvoir agir ?

Silence. Lentement, Elera donna sa réponse.

- Si je dois mourir en faisant confiance, alors qu’il en soit ainsi.- Et bien, si nous gardons les résultats que nous attendions, tu as raté l’Ahn Ju… Mais tes réponses sonnent justes et tu as beaucoup avancé sur ta voie. Nous ne pouvons pas te demander d’être ce que tu n’es pas, si tu es prête à en accepter les risques… Qu’en penses-tu, Lyangi ?

Un sourire fantasmique apparut sur le visage de la femme au bracelet.

- Elle réussit.

Le troisième hocha lentement la tête comme à contrecoeur, les sourcils froncés. Elera ferma les yeux, son cœur ayant fait un soubresaut dans sa poitrine à la décision des trois. Elle leva ses yeux d’enfants vers eux, un sourire aux lèvres.

- Merci.

Ensemble ils revinrent vers la salle du Conseil. Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle chercha immédiatement Ena des yeux. Le sourire sur son visage ne lui laisserait aucun doute sur le résultat…

[ Ca va, ou tu veux que j’édite ?]

Elera avait, en quelques instants, changé comme un enfant entre un et dix ans. Son visage doux, marqué de la grandeur de l’âme. Elle était ailée, désormais. Grandiose, arrachée de ses chaines et de ses poids. Comme … purifiée. Elle était si … belle. Si majestueuse, si rayonnante de liberté. Elle en était aveuglante. Les yeux d’Ena brillaient doucement. Un envol, mais aussi une fin, une chute, un abîme…Pouvait-elle seulement envisager de vivre sans Elera ? Sans son humanité, sans sa force et sans sa grandeur ? Elle ne put s’empêcher de se mordre les lèvres. Dans son dos, Emrys posait sur la jeune fille un regard curieux et, peut-être juste un soupçon, admiratif. Sentait-il lui aussi la Liberté qui coulait dans chacun des gestes de l’oiseau ? Sentait-il lui aussi les chemins qui s’ouvraient à elle ? Des chemins dirigés vers le soleil. Vers les hauteurs. Vers les nuages. Vers un autre part, vers un ailleurs qu’aucun marchombre n’avait déjà atteint. Les deux autres apprentis entrèrent, l’un allègre et fier, l’autre déconfit, sans que la marchombre ne s’en aperçut.


Ses cheveux rougeoyant sur les deux côtés de son visage, sa peau pâle, ses yeux incisifs et doux, son corps sans réalité. La jeune femme cache un léger tremblement de sa main lorsqu’elle la tendit vers le visage de la jeune fille et posa ses doigts, lentement, comme soucieuse de ne pas souiller une merveille, sur sa joue fraiche. Elle les retira vivement, comme brûlée. Etait-elle dans l’illusion ? Elle allait perdre, désormais, ce pour quoi elle s’était battue durant si longtemps…Une larme perla à son œil, et elle se hâta de se détourner, se dirigeant vers la sortie de la pièce. Elle eut juste le temps d’entendre quelques mots d’Emrys.


Elle sortit des allées souterraines et revint à l’air libre. Elle sauta, grimpa, se hissa à la force des bras, courut à perdre haleine, sans se soucier d’être ou nom suivie par son apprentie ou quelqu’un d’autre. Elle parvint sur une des hautes tours d’Al-Jeit, après des détours proprement inutiles, des cercles et des spirales visant peut-être à retarder son arrivée. Là, surplombant la ville, elle s’assit au bord du vide, et laissa ses yeux se brûler sur le soleil se couchant, rougeoyant de flammèches orangées. Elle avait beau n’avoir eu aucun doute quant à la réussite de son apprentie, elle se sentait allègre. Légère de charges qui pesaient autrefois sur ses épaules, même si alourdie d’une autre. Elle s’abîma dans la contemplation des rues : L’activité nocturne se préparait peu à peu. Des enfants rentraient, des étals étaient rangés, des hommes se préparaient à rejoindre un bar quelconque pour un verre – ou plus – entre amis. La nuit descendait lentement, majestueuse.

A l’heure du crépuscule, lorsque ciel et terre se confondent, se perdent l’un dans l’autre, l’air adopte une étrange saveur : Bariolé d’élan chaud, vestiges de la journée, s’élevant en volute vers les hauteurs, et de lignée froide, descendant vaguement sur la ville. Le vent qui caressait doucement leur peau lui insufflait une nouvelle mélancolie. Sinueux, il lui murmurait à l’oreille une preuve irréfutable que l’alliage de deux natures différentes, froides et chaudes, est possible. La main chaude d’Elera sur la sienne lui soufflait à son tour que tout était possible. Qu’aucune muraille, aussi puissante soit-elle, matérielle ou humaine, ne pourrait arrêter une âme libre. Même la limite du concevable, même la limite de la raison et de l’esprit pourrait être dépassée, abattue comme toutes les autres. Ca vaut au moins un sujet de discussion à minuit sur Ginette =D. Les lumières au dessous d’elles s’allumèrent, guillerette, prêtes à accomplir leur rôle sans ciller. La voix d’Elera s’éleva, comme si le silence avait continué. Elle se glissait entre les écharpe de vent, coulait dans l’air, soucieuse de ne pas abîmer l’instant. Dans un murmure semblable à une vague veloutée, la marchombre, davantage humaine en cet instant qu’elle ne l’avait pu être auparavant, répondit :

« Peut-être que si … Comment pourrions-nous savoir ? »

Puis sa voix s’éteignit comme si les mots n’avaient jamais été prononcés. Les images lui revinrent. Veloutées, avides, presqu’irréelles. Sa main tendue, très légèrement creusée, détendue. Ses yeux calmes, son attente patiente. Et puis le pétale blanc, qui s’était posé, oiseau, nuage, sur sa peau. Elle se souvenait avec exactitude de la sensation du duvet blanc, de la plume d’éther. Dans sa main, le souvenir était si fort qu’elle crut ressentir le même toucher, avec une précision douloureuse, dans sa paume. Après quelques instants, elle avisa la différence. Evidemment, la nature changeait. Le temps avait passé. Implacable. Le pétale était toujours suave, effleurant à peine sa peau. Mais il était empreint d’autre chose. Harmonieux. Libre. Elle n’avait aucun besoin de demander à Elera s’il s’agissait d’un pétale tombé à côté de sa fleur. Elle en était persuadée. Elle sentit l’effluve délicat et sucrée s’attarder dans l’air alentour. Ainsi avait commencé leur alliance. Ainsi se finirait-elle. Mais il y aurait quelque chose qui resterait … Un petit pétale blanc, si fort, si délicieux. Leur histoire n’était pas terminée. Pas encore, pas ici. Plus tard…

« Keolan était un éclat. Il était … comme ce pétale. Il était la lucidité que je n’avais pas »

Elle s’arrêta. Elle se perdait dans ce qu’elle ressentait, dans ce qu’elle avait ressenti et dans ce qui lui revenait. Elle mêlait beaucoup de choses sans autre rapport. En dépit de la mélancolie qui la prenait de nouveau, de la nostalgie, elle s’évertua à arranger ses idées. Elle n’avait que très peu parlé de Keolan après qu’ils se soient quittés. Aujourd’hui, en cet instant précis, brusquement exubérante, elle sentait qu’elle avait besoin d’en parler. De lui seulement ? Peut-être aussi de tout ce qui s’était passé avant. De tout ce qu’elle avait voulu oublier. Elle reprit.

« Il était tout. Il m’a empêché de me perdre dans le néant grandissant qui m’entourait. Il était tout. »

Son passé lui sembla alors détaché d’elle-même. Intrinsèque à son esprit, mais assez clair pour qu’elle puisse l’appréhender avec du recul, un certain détachement. Elle reprit, d’une vois légère, tournant brièvement les yeux vers la jeune fille. Vers l’Oiseau.

« Comment était ta sœur ? »

Echo. Partage.

Imaginez deux notes en assonance sur la trame du silence.

Que ce pouvait-il être. L’idée échappait à l’esprit, d’ordinaire vif de la jeune femme. Aucune logique ne venait se calquer sur ces mots, aucune image. Des fils de nuages, des éclats sémillants, des douceurs lactescentes s’imposèrent à elle sans qu’aucune ne parvienne à illustrer réellement les propos de son apprentie. Elle chercha encore, quelques instants, s’entêta dans son désir de compréhension, puis, renonça. Non par désespoir, mais parce qu’il lui semblait évident qu’aucun dessin ne pourrait imprimer ce qui semblait unir les deux sœurs. Elle se souvint vaguement de Shéya. Mais l’image ne correspondait pas non plus. Sa sœur avait été le vecteur qui l’avait reliée à Félia et à la réalité. Une attache au monde. Lorsqu’elle était partie, l’on aurait pu s’attendre à ce que, privée de tout ancrage, la fillette se détache totalement de cette réalité. Et pourtant, ce fut là son plongeon dans le monde.
Elle regarda Elera. Elle se fondait dans l’horizon éteint, et la lumière des sphères se réfléchissait sur ses joues opalines. Ses yeux perdus, ses cheveux sauvages, et puis l’intense aura de sa volonté, de sa liberté, qui se suffirait à elle-même pour éclairer son chemin, et même ceux qu’il serait amené à croiser. Le vide en dessous d’elles étendait son envoutant, attirant doucement le buste de la marchombre vers le bas, vers l’abîme.
Puis le mot claqua à son oreille, strident.
Elle l’avait pourtant choisi pour sa légèreté, pour sa douceur suave, pour son velours.

Anael

Il y avait dans ces quelques lettres un poids étrange et vaste. Une couleur trop âcre, un goût amer. Etait-ce ce qu’une mère se devait de ressentir lorsqu’il s’agissait de son enfant ? Un frisson bref, une vague aux relents acides. Elle baissa les yeux. Incapable, faible de regarder en face ce qui était : son échec. Sa voix était éraillée lorsqu’elle reprit, les yeux dans le vague, n’osant croiser ceux d’Elera.

« Elle revient de loin… »

Elle se tut, leva les yeux vers le lointain, vers d’autres plaines en un symbolisme naïf. Avant de revenir sur les dalles, des centaines de mètres plus bas, invisibles. De son doigt dans la poudre de pierre, entre elles deux, elle traça quelques mots.


C’était difficile de désigner une gamine rachitique, de neuf ans à peine, par le terme d’échec.

« Mais ce n’est pas elle, l’échec. C’est ce que j’ai fait. »

Court silence.

« Elle vit ailleurs. Elle voudrait un père, et souvent, elle m’en parle. A trop vouloir l’empêcher de suivre sa trace, je la pousse peut-être vers la fosse ».

Et encore. La petite fille ne savait pas que c’était sa propre mère qui avait ôté la vie à son père. Ce père qu’elle imaginait comme un dieu. Puissant, intelligent, - jusque là, elle n’avait pas tort – et tendre – c’était là qu’elle se trompait.

« Je l’aime. Et j’en ai peur. »

Elle s’autorisa enfin à croiser le regard d’Elera. S’abstint d’y lire quoi que ce fût. Elle attendit un moment. Avait-elle répondu aux interrogations de la jeune marchombre ? D’un bref regard, aussi court qu’elle le pût, elle lui fit comprendre que si elle désirait savoir autre chose, elle était prêtre à parler. Uniquement à elle.

« Parle-moi de ton enfance… »

Ce n’était nullement une injonction. Pas à demi-mot, ajouta t’elle pour elle-même, parles-en vraiment…

- J’ai confiance.

Mots qui ne semblaient n’avoir aucun lien avec les explications précédentes, s’ils étaient pris comme tels… et pourtant. Ena croisa son regard une fois, avant de s’enfuir. Mais ils finirent par revenir, et Elera lui envoya un sourire à travers son regard, sourire qui n’avait pas besoin de passer par ses lèvres. Un sourire confiant. Naïf, mais tellement vrai. Un sourire couleur lilas. Ena avait peut-être peur d’Anael, elle regrettait peut-être ce passé plus que tout autre passage de sa vie, mais tout irait bien. Simplement.Elle ne doutait pas que, quelles qu’aient été les erreurs, le futur leur apporterait le baume, si seulement elles l’acceptaient. Qu’Ena protègerait Anael de l’idée de ce père inconnu, nouvelle question sur l’horizon, question dont Elera ne demanda pas la réponse. Qu’un jour, mère et fille se retrouveraient ensemble dans le même temps.

Mère et fille. Une ombre passa sur le visage d’Elera, et elle fronça les sourcils. Les images passagères devenaient de plus en plus habituelles au fil du temps, comme si les souvenirs se bousculaient dans un esprit qui n’avait jamais souhaité se souvenir. Aucun besoin de repartir dans le passé. Le passé, son enfance, était une course dans la montagne et un plongeon dans les vagues… Mais avant, Avant ? Sa jumelle aussi commençait à se souvenir. Elles avaient partagé leurs images, tellement familières, comme si elles les avaient déjà vu à travers un autre regard. Sa sœur, lancée corps et âme dans la recherche de leur origine, se battait chaque jour pour ses fragments du passé, essayant d’y trouver le détail qui la mènerait chez elle, fouillant sa mémoire à la recherche de nouvelles images qui ne venait jamais lorsqu’elle les cherchait, mais plutôt à l’improviste, lorsqu’elle effleurait un drap dans un marché, ou qu’elle levait la tête vers les toits… Elera avait simplement laissé les images venir, puis, lorsqu’elles commençaient à frissonner, les laissait partir pour ne plus y penser. Pas parce qu’elle les évitait ; mais elles ne semblaient pas importantes… Pourtant, alors que l’air attendait dans la nuit frissonnante, et qu’Ena tendait vers le passé pour rejoindre le présent, Elera sentait qu’elle aussi devait faire cet effort. Sous les chants des insectes, elle baissa la tête vers les rues qui s’entremêlaient loin sous ses pieds et formaient la plus belle ville de Gwendalavir.

- On m’a demandée comment était mon enfance de nombreuses fois. Toujours, j’ai répondu que je vivais avec ma sœur et la Louve dans les montagnes, parfois descendant autour de l’Œil d’Otolep, croisant les voyageurs qui nous apprenaient le monde pendant les quelques jours pendant lesquels ils restaient à nos côtés… Mais il y a autre chose, aussi. Avant. Après tout, comment aurai-je appris à parler, sinon ? A marcher ? A survivre ? Ma sœur et moi ne communiquons qu’en silence. Des voyageurs n’auraient pas pu nous apprendre en si peu de temps…

Vision du cahotement d’un chariot sur la route, bruits des sabots sur le sol. Et toujours cette chevelure blond cendré. Comme un voile protecteur. Elera inspira une grande bouffée d’air silencieuse, appréciant la fraicheur qui entrait dans ses poumons. Puis elle reprit, comme si elle ne s’était jamais arrêtée.

- Je ne sais pas quand nous nous sommes retrouvées seules. Enfin, pas vraiment seules, nous nous avions l’une l’autre, mais, sans… sans parents. Pause. Je suis sûre que ma sœur les retrouvera, un jour… et alors je pourrai vous offrir l’histoire complète. Mais je me souviens de certains fragments… Nous vivions dans une maison de bois, mais nous sommes partis sur les routes, pour aller où, je ne sais pas. Ma mère, elle a des cheveux blond cendré, je crois. Et une odeur de… lys. Mon père… je ne me souviens que de sa main dans la mienne. Grande, et forte…

La Voix, aussi, voix douce et féminine qui fredonnait la chanson des étoiles. Et le feu. Les flammes dansantes dans la cheminée… « Ne vous inquiétez pas, il reviendra… » Qu’est-ce qui s’était passée, cette nuit là ? Mais la brume se refermait sur son esprit. Elle secoua la tête, revenant à la réalité. Brisant enfin le moment.

- Mais seul le futur me laissera dévoiler le passé. Où allons-Nous aller maintenant, Maître ?

Elle avait appuyé subtilement sur le nous. Faisant comprendre à son maître que, si elle avait passé l’Ahn Ju, elles étaient toujours ensemble, Maître & Apprentie.

Coucher de Soleil, Lever d’Espoir.
Il y’avait une subtilité dans les murs de pierres qui formaient la ville, une certaine grâce qui se révélait aux lueurs des boules de lumières, juste au soir tombant. Des stries délicates, des cassures nettes, des prises que l’on n’aurait remarqué de plein jour. Si le dessin restait une triche, il avait des atouts non-négligeables. Elle avait confiance. L’idée mis du baume au cœur de la jeune femme. Alors peut-être qu’elles réussiraient.
Une enfance émiettée, des éclats de souvenirs, brefs, des lambeaux, des retours futiles. Difficile de s’imaginer sans passé. Ou alors, avec une seule part de passé. Un demi-passé. L’idée lui était lointaine, agaçante, perméable aussi. Elle avait connu son passé, elle connaissait son histoire et elle s’était construire là-dessus. Peut-être était-ce de là que venais l’erreur. Peut-être, que, sans passé, elle aurait éliminé toute aigreur, et qu’elle ne serait pas aujourd’hui un pantin aux bras de la peur. Une marionnette d’angoisse incessante. Peut-être…
Elera était une jeune fille tellement libre, délicate, ouverte, grandiose. Ce qui manquait à la jeune femme ne manquerait pas à Elera. L’harmonie avec un univers est importante, l’Harmonie avec soi-même l’est encore plus. Elera était sur la voie de cette seconde harmonie. Et elle l’atteindrait. Il n’y avait aucun doute sur cette clause. A la jeune femme manquerait toujours cette alliance intérieure. Pour cela, il aurait fallu qu’elle se réconcilie avec son passé. Et elle avait laissé passer cette chance lorsque Félia était revenue.
Elle balaya ses idées d’un geste ample du bras. A quoi rimait la comparaison ? Puis revint à la dernière question d’Elera.

Où allons-Nous aller maintenant, Maître ?

Nous. Les yeux de la marchombre se posèrent sur son apprentie. Devant elle s’ouvraient bel et bien deux chemins. Mais deux chemins encore étroitement liés, parallèles, puis se croisant sans cesse. Tout proches. La rumeur de chants, bien plus bas, vers l’est, lui parvint. Elle ne discerna pas les paroles, mais l’air ne lui était pas inconnu. Les mots lui vinrent, peu à peu.


D’une voix légère, elle répondit, allumée d’une nouvelle détermination.

« Devant »

Elle se tourna, vive, et se jeta dans le vide. Elle caressa délicatement les pierres qui défilaient sous ses doigts, jubilant à ses sensations depuis longtemps oubliées. Puis elle attrapa une cassure, un infime instant, afin de se balancer sur la droite. Dansa. Elle se stoppa un instant, respira les effluves de la pierre, posa la joue contre les aspérités, sourit. Elle savait qu’Elera n’était pas loin, et que, même si elle l’était, ce ne serait pas pour longtemps. Elle continua son ballet aérien, s’amusant dans une légèreté qu’elle croyait avoir perdu. Quand elle arriva au niveau de la rue, elle continua le long du mur, en Via Ferrata, avant de se poser au sol. Elle chancela un bref instant, puis se mit à courir. Ses pieds caressaient les dalles irrégulières, usées par le temps, sans qu’on son ne s’échappe. Elle se fit ombre, évita des hommes chancelant et bedonnant, aux yeux vitreux et certains autres, bien plus droits, qui tenaient serré dans leur poing un poignard qui devrait leur permettre de menacer quelques victimes, en quête d’une bourse replète. Et elle continua à courir, se faufilant entre les passants qui parcourraient les allées lumineuses, puis sortit de la ville. Elle ne ralentit pas, continua sa course effrénée et gagna une colline proche. Quand enfin elle se jugea assez haut, elle s’arrêta et se retourna. Ses yeux se posèrent sur la ville, brillante, majestueuse dans la nuit.

« On te retrouvera un passé, et on me construira un Avenir »

N’est-ce pas, Elera. N’est-ce pas, que tu ne partiras pas…

Ivresse de joie.

Après l’Ahn Ju, Elera avait suivi Ena, douces silhouettes qui s’envolaient entre les murs qui jamais ne pourraient les empêcher d’avancer. Elles avaient couru, effleurant à peine le sol qui ne pouvait pas les enchaîner, et qui se transformait à la place en tremplin vers la lune. Une mélodie les suivait, quelque part, sans vraiment les atteindre, tout en les guidant de l’avant. Deux semaines. Deux semaines pendant lesquelles leur lien devint plus puissant que jamais. Deux semaines de solitude, sans que personne ne se tienne entre le Maître et l’Elève. Et puis elles s’étaient séparés, mais seulement pour quelques secondes dans l’éternité, pendant un temps trop bref pour qu’il ne soit important. Seule fleur dans le désert, Elera s’était rendue au milieu des murmures. Elle avait chaud. Elle avait soif. Elle ne savait pas ce qu’elle découvrirait au bout du chemin. Et elle était heureuse. Le souffle du Rentaï avait gonflé doucement en elle, si similaire et puis si différent de celui de l’Œil d’Otolep, et elle avait grimpé vers le ciel. Comme toujours. Plus que jamais. Et elle était arrivée. Elle avait plongé…

Elle savait qu’elle serait changée d’une manière ou d’une autre, après s’être rendue ici. Mais elle ne s’attendait pas à ca. Ce n’était pas vraiment une greffe, pas vraiment un changement physique. Ce n’était pas vraiment un changement mental, non plus. Elle était toujours Elera, toujours la même. C’était comme une certitude en elle. Une certitude qu’elle n’avait besoin de rien d’autre, qu’elle était déjà complète… Et puis finalement, que non. Qu’il lui manquait quelque chose. Et puis soudain elle savait. L’image de sa jumelle s’étendit dans son esprit, puis ce fut Ena qui l’envahit, suivie plus tard par Marlyn, avant que le mélange de tout ceux qu’elle avait rencontré ne se désintègrent… et puis soudain ce fut un nouveau visage qui prenait toute la place, qui l’entourait de partout. Un visage inconnu et familier à la fois, un visage oublié et souvenu, un visage qui fit éclater la barrière du passé, clair pour la première fois depuis longtemps. Sa mère. Mais une fois de plus elle n’eut pas le temps de s’y attarder… Douleur. D’abord dans sa tête, mais qui résonna le long de son corps. Et puis fraîcheur. Qui l’inonda comme une vague lénifiante. Et finalement, Néant.

Elle avait reprit conscience en bas du Rentaï, d’abord incapable de sentir son propre corps, avant que le mouvement ne revienne doucement en elle. Fermant les yeux, elle avait essayé de comprendre, comme toujours… Le chuchotement de la Montagne l’avait enveloppé à nouveau. Chantant une mélodie qu’elle connaissait déjà… Mais cette fois, la voix avait un visage. Celui d’une femme aux longs cheveux blonds et au regard d’azur. Fermant les yeux, elle s’était concentré sur ce visage, ce visage qu’elle avait oublié si longtemps, ce visage qu’elle croyait sans importance, et qui pourtant contenait tout son passé… Il y avait tellement d’amour dans ce visage. C’est à ce moment là, en acceptant l’importance de ce passé disparu, qu’Elera l’avait senti. Comme un instinct dans son cœur, comme une main qui lui montrait le chemin, comme une flèche qui transperçait le vent pour se ficher là où elle voulait arriver. Elle avait fixé l’horizon, cherchant a deviné ce que cela voulait dire… Rien que les dunes et le ciel éternel. Et pourtant, elle savait que quelque part là-bas, si elle suivait cet instinct qui vibrait dans son corps, elle la trouverait. Après un dernier regard de gratitude vers le Rentaï, elle s’était mise en marche…

Mais elle ne pouvait pas partir, pas comme ca. Il y avait son Maître. Il y avait Ena. Elles se l’étaient promis en silence ; c’est ensemble qu’elles retrouveraient le passé et formeraient l’avenir… Elera avait recommencé à avancer, un autre visage clair dans son esprit. Certaine qu’elle ne se perdrait pas. Elle ne savait pas encore qui elle était capable de trouver grace au cadeau du Rentaï, mais Ena était bien trop importante pour ne pas en faire parti. Même sans ce don, elle en aurait été capable… Après tout, elle avait passé trois ans à la suivre où qu’elle aille et à la trouver où qu’elle se cache, que ce soit dans les forêts ou les montagnes, les monts ou les vallées mais surtout les monts, les Marchombres n’ont pas l'air d'aimer descendre. Elera ne savait pas si Ena s’attendait à ce que son apprentie lui fasse part de son expérience à son retour, mais elle la lui offrit sans qu’elle ne le demande, comme si les choses ne pouvaient pas être autrement. Une phrase. Un chuchotement.

- Je sais où trouver ceux à qui je tiens…

Non, elle ne partirait pas. Parce qu’elles retournaient ensemble à l’Académie de Merwyn et continuerait à y vivre et à la protéger, comme elles l’avaient fait depuis qu’elles l’avaient découverte. Mais d’abord, un tout petit arrêt, un simple détour.

Vers la forêt de Baraïl.

[Tu commences la bas ou je le fais? Previens-moi^^]