L'étonnante arrivée (RP terminé)

Tout à fait intéressant.
La façon dont elle se mouvait avec une grâce innée dans la foule, s’arrêtant et jetant un regard hautain autour d’elle..
Cette femme était de ces nobles pétulantes qui n’avaient jamais connu que la foule et les regards. Un point faible des plus faciles à discerner. Ôtez-leur leur chère foule à mépriser, et ces gens ne sont plus rien que de vulgaires rats d’or, croulant sous le stupre, noyés dans leur lucre répugnant.
Shaïlan, bien que tout aussi riche que la demoiselle du fait de ses nombreuses affaires et de son don certain de voleur, n’étalait pas comme cela, évitant ainsi ce défaut enfantin à discerner : le regard des autres. Oh, il aimait aussi à voir les yeux des femmes couler sur lui, sur ses cheveux d’ébène, son corps bâti par les hauts vols, ses déplacements. Il aimait à se sentir aimé par le cœur pur de ces demoiselles ; il aimait à entendre ces petits cœurs ingénus battre pour lui, et les entendre se briser dès qu’il passait son chemin.

Un cimetière de cœurs ; comme ces cimetières de siffleurs glauques. Oui, leurs cœurs ne valaient pas mieux que des carcasses de siffleurs, d’autant que ces gentes jeunes filles l’oubliaient plus ou moins tardivement.
Il aimait les femmes, abhorrait s’attacher ; ça ne s’était jamais produit d’ailleurs, et ce n’était pas en ces temps florissants qu’il allait commencer.

Aussi, lorsque la noble lui indiqua son nom complet, avec une pédanterie à peine feinte, Shaïlan ne fut pas touché par son sourire ourlé et ses manières minaudantes. Il en connaissait, des nobles, bien trop pour être esbroufé par le moindre de leurs gestes simiesques.
Il méprisait les nobles inutiles.

Mais puisqu’elle était Dessinatrice, il ne la mépriserait pas. Elle semblait puissante, suffisamment pour que la foule ait les yeux rivés sur elle. Et immensément riche, comme il le songeait plus tôt, puisque la liasse disparut dans ses paquets indifféremment.
Elle le laissa pas à l’homme le loisir de l’introduire de la manière la plus convenable, et continua en un discours mièvre et dépravé.

Agacé par ces hypocrisies, le kleptomane saisit bien assez vite qu’il ne s’agissait que de brasser de l’air pour que la foule les laissât un peu tranquilles. Tous ces regards hagards et avides fixés sur eux, cette bave moussante qui coulait au coin des lèvres des plus pauvres quand l’argent clinquant passa devant leurs yeux..
Populace grouillante.

Le voleur comprit vite, quand les volants de la robe de flanelle continuèrent leur chemin sans plus se soucier de lui. Sephira était décidément méprisante ; mais ne l’était-il pas lui aussi ?
Les prémices d’un sourire teintèrent les lèvres de Shaïlan, alors qu’elle s’engouffrait dans une venelle plus petite, disparaissant de sa vue. Ils se reverraient dans quelques minutes, il en était certain..

Et il fut exaucé. Une missive apparut dans sa main, puant le dessin étalé comme jamais. Les mots écrits à l’encre déliée et fine le firent sourire. Elle était talentueuse ; lui-même n’avait pas perçu la rue comme un dessin. Qui disparut élégamment, tout comme les jupons en dentelle de la robe imposante de la noble Sil’ Shalla.

Lui était déjà sur les toits, par quelque stratagème dont il avait le secret, déjà oublié des yeux de la foule qui tentait encore de percevoir un éclat doré dans reflets de la noble jeune femme.
Pitoyables.

Le voleur disparut entre les cheminées cabossées de la rue marchande d’Al-Poll.

Elle avait précisé la bâtisse, le muret, et l’emplacement exact. Pourquoi se presser ? D’un pas aérien, son long carrick en cuir flottant derrière lui comme une aile unique à la faveur du vent, le voleur sauta par-dessus un toit, invisible, atterrissant avec une douceur qu’il avait mis des années à acquérir, sautant encore et toujours. Parfois, il s’était écorché, parfois non. L’expérience de ces quelques dernières années de liberté..

Qu’il sentait d’ailleurs déjà partir. On ne pouvait pas éternellement être jeune. Alliances et traquenards prenaient petit à petit le pas sur liberté et autodidactisme. C’était négligeable ; les temps n’étaient plus à la soif de mouvement. Et puis, les plans, les complots et les alliances n’étaient pas pour le déranger. Sa nature de noble et sa consanguinité avec les Zil’ Urain lui avaient laissé quelques traces de manipulation qu’ils avaient soigneusement cachées toutes ces années ; et qui recommençaient à poindre.

Cette affaire avec l’Eclipse le laissaient cependant circonspect ; il ne travaillerait pas pour eux tous les jours. Cependant, cette noble comptait bien faire de lui un laquet, tous les mouvements et pensées qui émanaient de sa personne ne laissaient aucun doute sur ses convictions. Elle se croyait la reine et ne voulait des autres que pour être à ses ordres.

Si le jeune homme décidait de l’avoir dans ses relations, il ne se laisserait pas marcher sur les pieds comme cela, dût-il user de son charme naturel pour attendrir les pulsions staliniennes de cette jeune femme ; il avait l’habitude des femmes après tout.
Alors qu’il effaçait les épaules pour atterrir sur un autre toit sans dommages, il songeait à leur future discussion d’adultes. Il devrait sûrement employer les raffineries et les minauderies qu’on lui avait inculquées de force dans son enfance.

Ce n’était pas bien dur.

Bâtiment [SLA], jeune demoiselle en dessous, vieille bâtisse.
Elle était là.
Et l’attendait.

Il était là ; elle l’attendait.

Le jeune homme se coulait le long du mur, inaudible, et se glissa juste à ses côtés, froissé par cette petite mimique de surprise qu’elle laissa apparaître. L’hypocrisie, bien qu’utile et agréable, n’était pas parmi ses moyens de persuasion favoris. Il respectait un temps soit peu ses informateurs et relations, lui.

-Shaïlan Dal’ Kenta, Ma Dame, il me semble possible que nous nous soyons connus plus tôt dans nos vies..

Possible ; certain, même. Tous ces galas et autres dîners de courtoisie, il avait déjà aperçu cette jeune dame maintes fois.

- Avant que les courtoisies ne cessent, je me vois dans la nécessité de vous dire que malgré les apparences, on ne me manie pas facilement. Mes services sont réputés dans tout Gwendalavir. Qu’avez-vous à me proposer, qui fût à la hauteur de ma réputation ?

A nouveau, cet étalage de puissance qu’elle ne se lassait pas d’exhiber. Une sorte d’habitacle apparut devant leurs yeux, d’une qualité déplorable pour une noble comme elle. Comme si elle souhaitait passer inaperçu après toute cette esbroufe dont elle faisait preuve. C’était pitoyable, ces gens versatiles, et peu soucieux des conséquences de leurs actes antérieurs. Shaïlan, lui, avait un point de vue plus large sur la situation, et avait froncé les sourcils sur un pan de cape qui disparaissait en même temps que le dessin de son interlocutrice. Intriguant, bien que les gens portant des capes n’étaient pas rares en cette fin d’automne, avec tout ce vent qui sifflait dans leurs oreilles et qui glaçait les os des plus fragiles.

Il était juste un peu plus méfiant que d’habitude, car en compagnie de quelqu’un dont il n’avait aucune confiance, et qui ne devait sûrement pas avoir confiance en lui non plus. Qu’importait. Dans leur simulacre de secret, les convenances n’étaient pas quelque chose qui primait sur la vigilance.

Plutôt que d’ouvrir la porte à sa demoiselle, il préféra suivre et écouter les pas de la cape noire, qui s’approchait d’eux par une venelle annexe. Peut-être était-ce tout simplement de la paranoïa, mais la présence de cette Sentinelle compliquait bien trop le jeu pour qu’il soit pris dans des péripéties inutiles.

Peut-être était-ce simplement un mendiant trop téméraire, ou un informateur indiscret. Depuis qu’il avait été engagé dans des alliances qu’il aurait dû éviter, il était surveillé par pléthores de sous-fifres ou d’enrôleurs peu soucieux de le savoir déjà engagé d’un côté. Bien qu’il aimait à être demandé, qu’il fût ravi de recouvrer sa réputation alavirienne, il était circonspect sur la durée de sa liberté. Certes, l’argent coulait à flot, et il n’avait plus à de soucier des gardes, qu’il soudoyait à nouveau normalement, mais cet engrenage d’alliances n’était pas pour lui plaire.
Bientôt, sa liberté de mouvement serait mise à rude épreuve. Remplir telle mission, assouvir tel ordre, respecter tel engagement.. Il doutait de vouloir s’impliquer plus encore dans les complots.

D’un côté, avoir plusieurs cordes à son arc permettait de tromper l’un ou l’autre des complots pour s’allier à un autre, mais si tous échouaient, ils tombaient avec eux. Et ce n’était pas pour lui plaire. Rester un « simple » cambrioleur dont les services étaient demandées même dans les hautes sphères du pouvoir lui convenait tout à fait.
C’était peut-être une épreuve intérieure, la résistance au flot engloutissant des fomentations.

Quand il serait sorti de toutes ces alliances puantes, il pourrait retrouver une activité normale. Mais pour l’heure..
Ronds de jambe et sourires niais feraient l’affaire. L’argent n’était pas sa seule préoccupation. La couverture sociale. Qu’il avait eu du mal à récupérer suite à cette grosse erreur auprès de la Sentinelle Ar’Kriss, qui lui avait valu quelques mois dans l’ombre à rebâtir son empire de relations et son bras cassé. Maintenant qu’il était plus puissant et plus influent que jamais, fallait-il risquer de s’allier au venin des guildes plus noires ?

La question n’avait pas encore de réponse. Pour l’heure, il fallait attendre ce que Sephira avait à lui proposer qui puisse l’appâter. Plongé dans ses tergiversations, il n’avait pas pris la peine d’ouvrir la porte à la demoiselle, comme les convenances l’exigeaient. A peine froissé, il s’installa à son côté dans leur « cabine », et attendit qu’elle reprît la parole.

A nouveau, cette supériorité dans le ton qu’elle laissait planer.. Shaïlan avait du mal à croire qu’elle lui fût d’une grande utilité, si puissante fût-elle. Le discours qui suivit contina dans la lignée de l’hypocrisie et de la méfiance.
N’écoutant qu’à moitié ses palabres minaudants, Shaïlan remarqua du coin de l’œil ce pan de cape graisseux, qui dépassait du coin d’une maison. Pas discret, l’ivrogne. Il puait le mauvais alcool jusqu’ici.

Alliance, recrutement, place de choix.
Ce fut à peine ce qu’il retint des paroles honteusement haut perchées de son interlocutrice.

Cependant, l’amorce de mouvement de la part de la Sentinelle n’échappa pas à la vision aiguisée du jeune homme, qui sourit intérieurement en devinant ce qu’elle allait faire.. et la laissa faire, effleurant ses lèvres une fraction de seconde. Elle avait un beau parfum..
Mais il s’était fait avoir comme un bleu.
Accaparé par le pan de cape et l’ourlet des lèvres qui venaient de le tenter, il n’avait pas fait attention à la dague qui se trouva quelques secondes plus tard sous sa gorge. Loin de s’affoler, il leva le sourcil d’un air amusé et attendit la suite des évènements. Les menaces ne l’effrayaient en aucun point ; elle n’avait aucun intérêt à le tuer. Non contente de s’esbroufer de dessin, elle tenait à lui montrer qu’elle savait jouer avec les cure-dents ? S’il fallait en arriver là pour prouver que l’on servait à quelque chose.. pitoyable. Apparemment, elle attendait une réaction de sa part. Indifférent, Shaïlan laissa les choses se passer. Le stéréotype de la menace, évidemment. Une légère pression pour le faire saigner, lui faire peur par la vue de ce liquide grenat qui coulait de son propre corps.. mais en quantité trop faible pour que quelqu’un comme Shaïlan s’en inquiétât.
Il ne répondit pas. Combien de fois avait-il eu le poignard sous la gorge, avec une quelconque face devant lui pour tenter de l’amadouer ? Parfois, c’était une rangée de chicots jaunis, appartenant à quelque ivrogne qui avait trop bu pour être raisonnable ; parfois, c’était un mignon qui le prenait pour un futur maître ; parfois aussi, l’un ou l’autre de ces gardes qui voyait en lui sa double paie du mois.

Et, par expérience, le voleur savait que s’agiter ne servait à rien d’autre qu’abîmer cette peau pâle à laquelle il tenait, tout de même ; et énerver la personne qui tenait la lame.
Aussi, il ne réagit qu’en souriant, amusé par cette démonstration de force qu’elle dévoilait.

- Il faudra plus que ça pour m’impressionner.. et me convaincre que je n’ai aucun intérêt à vous trahir. Vous savez comme l’Empereur paie très cher toute information concernant la dislocation de son Empire.. et il fait fi de savoir qui est le détenteur de ces informations.

D’un geste délicat, il essuya une gouttelette de sang qui s’était accrochée au col de son manteau de cuir, et regarda la noble. Ses yeux scrutateurs analysaient chaque mouvement que le jeune homme avait l’impudence d’effectuer. Aussi, il prit son temps pour finir d’épurer le cuir de son sang. La patience était une qualité, pour les informateurs, et Shaïlan ne travaillait que pour les meilleurs. Plus tôt dans ces mois, il avait commis l’infime erreur d’accepter trop vite les alliances et d’être engagé dans des complots douteux ; mais avec celui-ci, il comptait bien prendre son temps.. et agacer Sephira.
Quand il eut fini, il releva les yeux, inexpressifs, et reprit :

- Avant d’être en tout accord de terme avec votre personne, et que vous eussiez réussi à me démontrer que vous valiez plus que l’Empereur, je tiens à préciser quelque chose.

Sa main gauche arriva au cou de la jeune femme, effleurant la peau, puis alla à son propre cou pour prélever un peu de sang. Elle laissa faire, accrochée à ses paroles. Enferrer les gens par de simples mots.. Amusant. Lorsque l’extrémité de ses doigts fut teintée du carmin qui coulait légèrement de son cou, il tendit le bras vers le visage opalin de son interlocutrice.

- Tout ce que je perds..

Il retraça les lèvres fines de la jeune femme avec le sang, sentant qu’elle se raidissait ; tout en se laissant faire.

- Ou tout ce que l’on me prend…

Puis il se pencha lui-même vers Sephira, son visage à quelques centimètres du sien, fixant les yeux frigides qui attendaient la fin de son manège.

- Je le reprends.

D’un geste vivace, il happa les lèvres de la jeune femme, et à sa surprise, aspira le sang qui perlait au coin de ses lèvres, mordant la chair jusqu’à crever la peau, puis goûta au sang qui coulait de la petite blessure. Il sentait qu’elle essayait de se dégager, mais il ne lâcha pas ses lèvres, mordant chaque coin de peau, goûtant chaque douceur qu’il pouvait voler.
Quelques longues secondes plus tard, il recula.

- Je le reprends, de quelque manière qu'il me fut donnée d'employer.

Le ton sur lequel la dessinatrice en mauvaise posture lui adressa des excuses était tellement pitoyable et risible que le jeune homme ne put empêcher un éclat de rire de percer, cinglant et froid comme le vent qui soufflait maintenant sur les toits de la ville. Que de justifications à son intention, et rien, pas un seul petit mot qui aurait suffi à Shaïlan pour qu’il vînt la libérer. Une proposition d’échange, un prix, une simple offre, mais n’avait-elle donc pas compris ? Les excuses glissaient sur le kleptomane comme l’eau sur un roc poli, ces quelques mots non-pensés dont il ne se souviendrait même plus la minute d’après. Il lui fallait quelque chose de tangible pour satisfaire sa soif de cupidité, une bourse clinquante, de la monnaie sonnante ou des informations alléchantes.. et pour l’instant, rien que cette verbe loqueteuse à la satisfaction nulle.
De meilleures bases, vraiment ? Le sourire goguenard du sir Dal’ Kenta ne fit qu’amplifier à ces mots d’alliance houleuse, et son orgueil n’en fut qu’enflé. On se ployait enfin devant lui, on le reconnaissait à sa juste valeur, sans aucun artifice autre que le sang qui s’égouttait lentement sur le parvis comme le linge sale d’une blanchisseuse. Cette position enrichissante pour la vanité du jeune homme aux cheveux noirs le délectait tant, qu’il prit plaisir à en admirer les dernières secondes. La plaie qui révélait ce qu’était la noble en son for intérieur, un être mou, dégoulinant et suintant d’arrogance mal ficelée, un os cassable et poreux, une base qui pouvait s’effondrer à la moindre tuile glissante de son plan. Il s’y plaisait, oui, il aimait à se voir enfin vainqueur, enfin celui qui regardait les nobles de haut et ricanait de les voir saigner..
D’ailleurs, le rire pseudo-sardonique, déséquilibré de son interlocutrice à la jambe meurtrie le fit jubiler. Elle n’allait pas tarder à reprendre après ses soubresauts nerveux, d’ailleurs..

Bingo.
Son discours n’était pas beaucoup mieux que le précédent, rien de tangible en plus n’avait été prononcé. Quelques métaphores poétiques, de l’esbroufe.. mais rien de nouveau. Elle tentait de l’avoir par la pitié, la galanterie.. Encore un peu de patience, noble demoiselle, il allait se décider tranquillement, accroupi.

- Mon Royaume, ces loques de brique ? Vous me sous-estimez, mademoiselle Sil’ Shala, ceci n’est pas mon royaume. Voyez comme il est une vraie autoroute, ce bout de ciel. Les Marchombres et les Mercenaires y complotent, les nobles tombent à mes pieds et la Dame veille. Non, mon Royaume n’est pas ici..

Et il garda une once de mystère, le regard pointé vers l’horizon, comme une statue de l’homme regardant sa destinée, amusé par l’effet que cela faisait d’avoir le vent dans les yeux. Et puis, le soleil déclinait un peu sur sa course, comme pour ajouter un petit effet dramatique à la scène. Qu’il était agréable d’apercevoir dans la poussière de briques, les quelques rais filandreux qui s’infiltraient dans la mousseline et les jupons déchirés, comme pour rappeler le grotesque de la scène. Non, tout cela était bien trop lyrique pour être son royaume.. D’ailleurs, c’était celui de son cousin, le monde extérieur. Aucune chance que ce fût celui du kleptomane, alors.. Trop de fierté et d’amertume en jeu pour que ça en vaille le coup. N’ayant pu faire main-basse sur le monde extérieur, il avait trouvé un autre à sa mesure, infini..
Mais ce n’était plus le temps d’en palabrer intérieurement, les affaires plus prosaïques attendaient et commençaient à saigner sur son manteau. C’était un outrage des plus abominables et le jeune homme recula d’un pas lentement, ses doigts arachnéens allant et venant le long du cuir pour ôter les gouttes sanguines de l’habit, afin d’éviter toute tâche intempestive. Après s’être assuré que son habit ne comportait aucune auréole noirâtre qui l’aurait fait paraître de basse besogne, le jeune homme se redressa de toute sa longueur, un léger sourire aux lèvres. Elle voulait qu’il la libère ? Mais bien sûr, tout de suite..
D’un pas léger, il contourna la coincée, et appuya légèrement sur les tuiles qui s’étaient bloquées entre son corps et la charpente, soutenant ainsi tout l’ensemble. Les talons de ses bottes noires claquèrent lorsque le kleptomane brisa les plaques d’argile d’un coup sec de la cheville, affaissant l’ensemble de quelques millimètres, tout au plus. Il tourna un peu autour de sa proie, la fixant du regard pour la narguer, évitant son bras qui tentait de s’agripper à sa jambe, et donna un autre coup dans les tuiles. Elles sonnèrent, d’un bruit clair et se brisèrent net, tombant dans la boutique située au-dessus de la charpente dans laquelle elle s’était coincée. Quelques poutres gémirent : le tout n’allait pas tarder à s’effondrer.

- Oh mais regardez, gente demoiselle, il semblerait que vos jupons fussent un peu lourd pour la noble bâtisse.. Un peu d’aide, peut-être ?

Et il murmura quelques mots qu’il fut les seuls à connaître, et à oublier aussitôt. Puis s’avança un peu, et effleura la dernière tuile du bout des doigts. Puis, d’un mouvement agile répété des centaines de fois dans les poches des gens, et des pantins avant eux, il la brisa en miettes, reculant tout doucement en laissant les craquements de la charpente lui effleurer les oreilles d’un son de victoire. Perché sur sa cheminée, il observa tranquillement l’effondrement de la noble, dans un grand roulement de bois brisé, de poussière et de cris, alors qu’elle finissait sa course deux bons mètres plus bas, dans l’échoppe d’un marchand stupéfait par cette dame qui lui tombait du ciel. Shaïlan s’approcha du trou béant qui avait été créé par la chute, s’amusant du fait que quelques gouttes s’accrochaient encore vaillamment dans la saillie écorchée où il s’était accroupi, jouant avec la pesanteur sur des bris de poutre larges comme une paume de main.

La dame était empoussiérée comme lui était recouvert de cendres quelques minutes auparavant, et le commerçant désabusé se raccrochait au mur pour ne pas défaillir de surprise. C’est l’instant que choisit l’éphèbe pour sauter du haut du toit, atterrir sur un comptoir et remettre son habit en ordre, comme si un saut de deux mètres n’était qu’une partie de plaisir, et de lancer au boutiquier :

- Cette dame ici-présente paiera les réparations, ne vous en faites pas. C’est un malheureux accident, je le crains, mais elle s’en remettra. Oh, mais que voilà ma bourse qui est tombée durant la chute..

Le jeune homme ramassa tranquillement une bourse rebondie, aux armoiries de la jeune femme et la glissa innocemment dans sa poche. Puis il tourna les talons d’un claquement, adressa une bourrade amicale au commerçant malheureux de voir sa boutique ruinée. Sur le pas de la porte menant à la grande rue, il s’arrêta, tourna la tête vers la noble et répliqua sourdement :

- Quand on joue au jeu du plus cruel, on ne gagne pas forcément, contre moi.. A la revoyure, mademoiselle Sil’ Shala.